VIII De Quatorze à Seise Ans (1911-1913)

Entrée au pensionnat de Bellevue. — Prière pour éviter toute faute vénielle volontaire. — Ennui. — Effort d’adaptation. — Promesse de virginité. — Effort pour connaître Dieu et le servir. — Désir de se connaître. — Amour de l’ordre. — Passion des sciences. — Deux lectures. — Prudence croissante. — Désir du ciel. — Volonté de passer inaperçue.

Que tes demeures sont aimables, Seigneur! (Ps. lxxxiii, 2.)

144.   Le moment du départ pour le pensionnat arriva. Je sentis mon cœur se déchirer. La douleur que je causais à mes parents en les quittant avait son écho dans mon âme, et, si je m’éloignais d’eux, ce n’était pas pour satisfaire ma nature, mais pour répondre à la grâce. En apercevant les murs bénis de ma nouvelle demeure, alors que nous montions l’avenue, je dis intérieurement la prière suivante: O mon Dieu, accordez-moi, pendant mon séjour ici, de ne pas vous offenser par la plus légère faute vénielle volontaire.

145.   Je connus l’ennui. Le premier dimanche après mon entrée, laquelle avait eu lieu le mercredi, je pleurai toute la journée; pendant la messe, je sanglotais, j’étouffais, et de même au parloir, dans l’après-midi. Mes parents étaient bien émus et papa m’offrit de sortir: “ Non, je vous remercie, lui répondis-je, je vais m’habituer.” Je versai des larmes quatorze soirs consécutifs; ensuite, pendant quelques

semaines, tous les deux ou trois soirs ; enfin, ma volonté se

fortifia et je me consolai. Mes compagnes étaient toutes très

gentilles et prévenantes pour moi, mais que la vie commune

me paraissait difficile (1)! Je voulais sourire à toutes et

j’aurais tant désiré l’isolement! Un soir, après la cloche du

repos, ma maîtresse entra dans mon alcôve. Je pleurais. “Je

sais que vous souffrez, me dit-elle, vous ne sympathisez pas

avec vos compagnes, vous êtes trop bonne, elles ne vous

comprennent pas!” Ce mot: “Vous êtes trop bonne,” me

frappa grandement; moi. Trop bonne! Oh! non. Il me fallait

travailler à devenir meilleure afin d’être plus aimable.

(1) Elle dit un jour à sa mère, qui était venue la voir: “Maman, ce n’est pas drôle de vivre avec les autres!”

146.   Le premier vendredi du mois d’octobre, pendant que le pensionnat entrait à la chapelle pour la visite au Saint Sacrement, je fis une offrande à Notre-Seigneur: je lui consacrai entièrement et pour toujours ma virginité; et j’ajoutai; en autant que cette promesse pouvait lui être agréable. Elle plut sûrement à mon bon Maître, car je me sentis prise par les liens les plus doux. D’ailleurs, cette inspiration ne pouvait venir que de Lui; cet acte me désaltérait un peu de l’ardente soif que j’éprouvais de me livrer à son amour.

147.   Je brûlais du désir d’être martyre. Souvent, je disais: Jésus, vous êtes mort pour moi; non, jamais mon amour ne sera satisfait si vous ne m’accordez la grâce de mourir martyre! Aucun tourment, aucun supplice ne m’effrayait; qu’est-ce que cela auprès des souffrances et des tortures du divin Agneau flagellé, immolé, crucifié! L’ardeur de mon souhait devint de plus en plus intense avec les années. Jésus va me refuser le martyre du corps; pour celui-là, mes désirs lui suffisent; mais II va me favoriser du martyre d’amour. O bienfait de prédilection! Ah! mon âme, que rendrai-je au Seigneur? O miséricorde de mon Dieu qui répondez à mon indigence parce que vous êtes infinie! A genoux, ô mon Époux, je te remercie de cette marque ineffable de tendresse. Oui, au ciel, je chanterai mon cantique d’actions de grâces la palme à la main.

148.   J’apportais la plus grande attention aux sermons, aux cours de catéchisme et d’instruction religieuse. Toute parole pieuse tombée de la bouche du prêtre ou de mes maîtresses me paraissait aussi digne de respect qu’une parcelle de la sainte Hostie ; j’écoutais le bon Dieu me parler lui-même par

l’autorité. Il va sans dire que pendant les jours de la retraite,

qui avait lieu au commencement de chaque année, j’oubliais

facilement ce qui se passait autour de moi afin de mieux

comprendre la voix de Notre-Seigneur.

149.   A l’anniversaire de ma quinzième année, pendant mon action de grâces, je demandai un cadeau de fête à Jésus présent dans mon cœur: je sollicitai la croix; une souffrance, une épreuve quelconque, je comprenais que c’était le présent choisi du Bien-Aimé. Je ne fus pas exaucée à la manière que je réclamais; la douleur apparente ne se dressa pas devant moi; mais je souffrais de ne pas souffrir; je sentis combien j’étais indigne de recevoir de telles faveurs. Les jours de congé m’étaient un fardeau, et de même les récréations prolongées. Il fallait me soumettre à un grand effort de volonté pour me livrer avec entrain aux jeux bruyants, à tel point que, physiquement, j’en ressentais une grande fatigue.

150.   Néanmoins, à certaines heures, pendant le silence, le démon de la dissipation rôdait; il essayait de me distraire avec des plans dont l’exécution aurait amusé mes compagnes. Dieu merci, je n’ai pas faibli dans la lutte et je suis restée fidèle au règlement. J’étais d’une nature “extrémiste”: je me livrais au bien, alors j’étais décidée à monter jusqu’au sommet. Si, un jour, la grâce m’abandonnant à moi-même, j’avais dit: je m’arrête sur le chemin du devoir, je n’aurais plus connu de bornes. Que le Maître infini a été bon de m’enchaîner à sa suite!

151.   Pendant le carême, je marquais les petits sacrifices journaliers. Mon ambition visait à un chiffre élevé. Le jour de la fête de saint Joseph, j’exprimais ma dévotion et ma reconnaissance à ce grand Saint par une offrande plus généreuse de petits renoncements.

152.   A Pâques, je faisais l’addition et j’offrais le tout à Notre-Seigneur comme une gerbe d’amour. Les fleurs étaient modestes, mais pour Lui seul.

153.   Je retournai une deuxième et dernière année au même pensionnat. C’était l’année de ma graduation. Faire un cours d’études complet était la réalisation d’un de mes plus chers

projets. En octobre, maman devint sérieusement malade.

J’avais une parente très dévouée auprès d’elle; toutefois, je

sentais que si j’eusse été là, ma seule présence eût adouci ses

douleurs. J’eus la permission de sortir pour la voir; alors, je lui demandai de ne pas retourner au couvent pour lui tenir compagnie et lui prodiguer mes soins. “Non, me répondit-elle avec la générosité d’une mère, non, je ne veux pas.” La séparation, pour elle, était doublement pénible. Je faisais un sacrifice en m’éloignant. J’en avais offert un premier en renonçant à terminer mes études, au moins cette année-là. Le bon Dieu reçut toutes ces souffrances et, bientôt, Il guérit ma chère maman.

154.   Dans ma vie, jusqu’à présent, il en a été de même: au moment de réaliser mes projets sérieux, importants, desquels parfois dépendait mon avenir, Jésus m’a demandé le sacrifice de mes désirs. Que d’angoisses j’ai éprouvées à certains moments! Qu’il m’a fallu une grâce puissante pour renoncer avec joie, afin de répondre à la volonté divine, à tel ou tel espoir! Et quand j’avais offert mon acte de soumission, les événements changeaient ou n’étaient plus des obstacles, et, chaque fois, dans des circonstances multiples, je suis parvenue au but proposé. Je vois surtout en cette conduite la bonté et la tendresse du grand Ouvrier de mon âme. Il m’apprenait à me laisser manier par Lui comme l’instrument inconscient; à m’abandonner aveuglément à son action quand, à mes yeux humains, les plus saintes espérances m’échappaient; à ne rechercher que sa gloire et ses intérêts : à déposer indifféremment à ses pieds, pour Lui plaire, les plus nobles aspirations; à lui offrir, comme un bouquet de myrrhe, une appréhension cruelle. Mon âme déborde de reconnaissance envers la sagesse et la miséricorde divines. Ce sont là de grandes lumières et des grâces puissantes que j’ai reçues. Après m’être détachée de mes désirs intimes, de mes sentiments intérieurs, après m’être haïe moi-même, il m’était facile et naturel de mépriser les objets extérieurs et périssables.

155. J’aimais à connaître mes défauts ; je demandais à mes

maîtresses de classe et de section de m’en avertir. L’une

d’elles me dit un jour que j’avais manqué d’humilité en recevant une remarque, parce que, sur mon visage, avait paru une impression d’indépendance. Comme elle avait raison ! et ses paroles charitables m’étaient salutaires. Oui. cette fille de l’orgueil, l’indépendance, me donnait fort à lutter à maintes reprises avec mon goût d’isolement et de paix égoïste. Dès qu’un défaut se montrait la tête, je voulais aussi vite le détruire; j’étais si fermement résolue d’éviter tout ce qui pouvait déplaire à Notre-Seigneur. Je visais en tout au plus haut point. L’ordre partait me paraissait nécessaire, aussi bien dans les détails facultatifs que dans les devoirs obligatoires. J’étais poursuivie de cette idée que l’ordre de mon intérieur, de mon âme, était en rapport étroit avec celui de l’extérieur, au même niveau que l’arrangement plus ou moins soigné des objets à mon usage.

156.   J’avais la passion de toutes les sciences sans en excepter une seule. Cela s’explique d’autant plus aisément qu’aucune d’elles ne m’offrait de déboires. Le succès m’attendait, me prévenait en tout. Pourtant, lorsqu’il me fallait paraître dans les séances publiques, dans les concours en présence des parents, où la louange allait m’être adressée, oh ! comme il m’en coûtait! Il arriva un jour que, à la dernière minute, je ne pus prendre part à un fameux concours de diction, à cause d’une extinction de voix, et quelles actions de grâces je rendis au bon Dieu ! Jésus me favorisait de la répugnance pour l’honneur afin de me tenir dans l’humilité et la vérité, de développer ma volonté. Il multiplia les circonstances où je dus me vaincre moi-même et me rendre maîtresse de ma timidité naturelle.

157.   Durant mes deux années de pensionnat, je n’ai lu qu’un seul livre de bibliothèque. Tout mon temps libre passait à l’étude; d’un autre côté, j’avais toujours le dictionnaire à la main, et je lisais très, très lentement. Je réalise maintenant que ce n’était pas une lecture à laquelle je

me livrais, mais une méditation. Ce livre était un roman

évangélique, et je me glorifie de pouvoir dire que c’est

l’unique roman que j’aie connu dans ma vie. Et quand je le lisais, je me demandais pourquoi c’était un roman.

158.   Outre ce livre de bibliothèque, j’ai parcouru, grâce à la complaisance d’une de mes bonnes amies, la vie charmante de la bienheureuse Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la sainte Face, sa vie écrite par elle-même. Je retirai de ces pages, feuilletées à la hâte, un immense profit pour mon âme. L’angélique Rose embauma mes actions d’un amour plus ardent ; elle m’obtint des lumières plus vives sur l’heureuse science de l’abandon.

159.   Jésus développait en moi la prudence, comme une digue aux nombreux écueils que j’allais rencontrer bientôt dans le monde : une prudence ferme et délicate, par la retenue des yeux, la mortification des sens, de la curiosité, par l’attention continuelle et vigilante sur mon être entier.

160.   L’ennui du ciel, la nostalgie de la véritable patrie, me poursuivait toujours. La nature avec ses beautés me captivait davantage. Un soir, pendant la récréation, deux de mes compagnes et moi, nous admirions le coucher du soleil qui descendait derrière les grands arbres et dont les derniers feux rayonnants empourpraient leurs vertes branches. Soudain, je n’entendis plus rien de la conversation autour de moi ; mes deux compagnes, l’une à ma droite, l’autre à ma gauche, m’appelèrent en vain; élevant la voix, elles réussirent à me tirer de mon admiration. Elles me taquinèrent justement. En vérité, j’étais devenue inconsciente sous le charme du magnifique tableau qui se déroulait sous nos yeux. Après avoir contemplé ainsi le merveilleux et vivant pinceau du Créateur, la terre me paraissait bien sombre; j’aspirais aux magnificences éternelles, je me sentais plus près de Dieu et je L’aimais plus et mieux.

161.   Avec mes compagnes de cours, je fis, un après-midi, une visite au couvent de Sillery. C’était la première fois que je voyais les religieuses de Jésus-Marie. Pendant que nous

circulions dans la maison, un groupe de postulantes passa.

Je les observai et fus édifiée de leur recueillement. Je gardai le meilleur souvenir de ma promenade. Chacune des religieuses que nous avions vues avait été si bonne et si prévenante! Les élèves, de même, nous avaient reçues très aimablement. Toutefois, j’étais loin de penser que le divin Maître m’appellerait plus tard dans cette enceinte bénie, et que je serais moi-même postulante de Jésus-Marie. Non, je ne supposais pas que la vie religieuse m’ouvrirait son paradis, là!

162.   Au mois de mai, encore avec mes compagnes de cours, — nous étions sept, — et sous la surveillance d’une maîtresse, je fis un voyage de quelques jours à Montréal dont le but principal était de nous permettre d’assister à la cérémonie religieuse, profession et vêture, à la maison-mère de la Congrégation de Notre-Dame, et de nous donner en même temps, à chacune, de nouvelles lumières sur notre vocation. Je dis: de nouvelles lumières, parce que nous venions de terminer, les élèves graduées, une retraite dont le seul motif était de connaître les desseins du bon Dieu sur nous dans l’avenir. Le pensionnat de Villa-Maria nous accueillit avec cordialité. Quant à la cérémonie de la maison-mère, elle produisit une impression froide et sèche sur mon âme. On eût dit que mes sentiments de pieux enthousiasme étaient éteints. Je ne m’arrêtai pas à cela, et ma décision, d’entrer prochainement à ce noviciat, se confirma. Jésus allait me conduire dans un sentier dont j’ignorais l’issue.

163.   J’arrivais au terme de ma vie de pensionnat; mes maîtresses manifestèrent le désir de me recevoir une autre année comme élève libre; surtout, elles auraient voulu me faire poursuivre des études plus hautes à leur École

supérieure de Montréal. La séparation avait été si pénible

pour mes parents, qu’ils aimaient justement à me garder

auprès d’eux. Ils redoutaient trop les dangers de

l’éloignement et d’une certaine liberté pour m’envoyer dans

une ville éloignée; d’ailleurs, ils jugeaient le cours d’études

ordinaire suffisant pour entrer dans un état de vie

quelconque, plus tard. La Providence permettait et dirigeait les événements.

164.   Je fis donc mes adieux à mon Alma Mater. J’avais respiré dans ces murs le bonheur et la paix. Souvent, on nous disait : “ Les années de pensionnat sont de belles années dans la vie ; vous, élèves, vous ne le croyez pas maintenant, vous le comprendrez plus tard.” Je pensais en moi-même: oui, je le comprends; je suis heureuse, dans le calme et près de mon Dieu, à l’abri des pièges du démon. Vraiment, j’ai joui autant que cela se peut de cette vie douce. En partant, j’emportais une maxime profondément gravée dans mon cœur: ‘ La jeune fille bien élevée doit chercher partout à passer inaperçue Je voulais être fidèle à tous les conseils que l’on m’avait prodigués avec tant d’amour maternel, de charité, de patience. N’était-ce pas ainsi, envers mes maîtresses dévouées, avec mes prières à leurs intentions, la meilleure preuve de ma reconnaissance?…

165.   Je recommandais à Notre-Seigneur et à sa sainte Mère l’existence nouvelle qui s’offrait à moi. Ces quelques années passées en dehors du foyer familial m’avaient été d’un grand secours pour la formation de mon caractère. J’avais puisé plus d’énergie et d’oubli personnel dans la vie commune. J’avais été forcée, en maintes occasions, de sortir de moi-même. Voici un défaut qu’une de mes maîtresses avait eu la bonté de me signaler dès les premiers mois de mon pensionnat: ne pas communiquer, ne jamais manifester

au dehors mes impressions, mes désirs ou mes sentiments, les garder tous pour moi, alors qu’en les exprimant, parfois, les autres pouvaient y trouver du profit. En un mot, j’avais été dans l’occasion de combattre l’égoïsme et d’essayer à faire du bien. J’avais connu la jouissance de la régularité en tout, bienfait que j’avais goûté surtout au point de vue de

mes exercices pieux : de la méditation, chaque matin, —

c’était court dix minutes, mais c’était un sourire de Notre-

Seigneur pour la journée, — de la récitation du petit office

de la Sainte Vierge, chaque dimanche; oh! quels moments

délicieux, sans parler de la sainte messe et de la sainte communion, chaque matin!

166.   Je retournais auprès de mes parents l’âme plus aimante et plus forte, et toute imprégnée de la culture solide et religieuse que Jésus avait développée par son action et sa grâce, et par l’intermédiaire des personnes consacrées qui m’avaient éclairée. O mon Alma Mater, sois bénie à jamais, par la main divine, pour les fleurs que tu as fait éclore en mon âme dans ta chaude serre!

Entrée au pensionnat de Bellevue. — Prière pour éviter toute faute vénielle volontaire. — Ennui. — Effort d’adaptation. — Promesse de virginité. — Effort pour connaître Dieu et le servir. — Désir de se connaître. — Amour de l’ordre. — Passion des sciences. — Deux lectures. — Prudence croissante. — Désir du ciel. — Volonté de passer inaperçue.

Que tes demeures sont aimables, Seigneur! (Ps. lxxxiii, 2.)

144.   Le moment du départ pour le pensionnat arriva. Je sentis mon cœur se déchirer. La douleur que je causais à mes parents en les quittant avait son écho dans mon âme, et, si je m’éloignais d’eux, ce n’était pas pour satisfaire ma nature, mais pour répondre à la grâce. En apercevant les murs bénis de ma nouvelle demeure, alors que nous montions l’avenue, je dis intérieurement la prière suivante: O mon Dieu, accordez-moi, pendant mon séjour ici, de ne pas vous offenser par la plus légère faute vénielle volontaire.

145.   Je connus l’ennui. Le premier dimanche après mon entrée, laquelle avait eu lieu le mercredi, je pleurai toute la journée; pendant la messe, je sanglotais, j’étouffais, et de même au parloir, dans l’après-midi. Mes parents étaient bien émus et papa m’offrit de sortir: “ Non, je vous remercie, lui répondis-je, je vais m’habituer.” Je versai des larmes quatorze soirs consécutifs; ensuite, pendant quelques

semaines, tous les deux ou trois soirs ; enfin, ma volonté se

fortifia et je me consolai. Mes compagnes étaient toutes très

gentilles et prévenantes pour moi, mais que la vie commune

me paraissait difficile (1)! Je voulais sourire à toutes et

j’aurais tant désiré l’isolement! Un soir, après la cloche du

repos, ma maîtresse entra dans mon alcôve. Je pleurais. “Je

sais que vous souffrez, me dit-elle, vous ne sympathisez pas

avec vos compagnes, vous êtes trop bonne, elles ne vous

comprennent pas!” Ce mot: “Vous êtes trop bonne,” me

frappa grandement; moi. Trop bonne! Oh! non. Il me fallait

travailler à devenir meilleure afin d’être plus aimable.

(1) Elle dit un jour à sa mère, qui était venue la voir: “Maman, ce n’est pas drôle de vivre avec les autres!”

146.   Le premier vendredi du mois d’octobre, pendant que le pensionnat entrait à la chapelle pour la visite au Saint Sacrement, je fis une offrande à Notre-Seigneur: je lui consacrai entièrement et pour toujours ma virginité; et j’ajoutai; en autant que cette promesse pouvait lui être agréable. Elle plut sûrement à mon bon Maître, car je me sentis prise par les liens les plus doux. D’ailleurs, cette inspiration ne pouvait venir que de Lui; cet acte me désaltérait un peu de l’ardente soif que j’éprouvais de me livrer à son amour.

147.   Je brûlais du désir d’être martyre. Souvent, je disais: Jésus, vous êtes mort pour moi; non, jamais mon amour ne sera satisfait si vous ne m’accordez la grâce de mourir martyre! Aucun tourment, aucun supplice ne m’effrayait; qu’est-ce que cela auprès des souffrances et des tortures du divin Agneau flagellé, immolé, crucifié! L’ardeur de mon souhait devint de plus en plus intense avec les années. Jésus va me refuser le martyre du corps; pour celui-là, mes désirs lui suffisent; mais II va me favoriser du martyre d’amour. O bienfait de prédilection! Ah! mon âme, que rendrai-je au Seigneur? O miséricorde de mon Dieu qui répondez à mon indigence parce que vous êtes infinie! A genoux, ô mon Époux, je te remercie de cette marque ineffable de tendresse. Oui, au ciel, je chanterai mon cantique d’actions de grâces la palme à la main.

148.   J’apportais la plus grande attention aux sermons, aux cours de catéchisme et d’instruction religieuse. Toute parole pieuse tombée de la bouche du prêtre ou de mes maîtresses me paraissait aussi digne de respect qu’une parcelle de la sainte Hostie ; j’écoutais le bon Dieu me parler lui-même par

l’autorité. Il va sans dire que pendant les jours de la retraite,

qui avait lieu au commencement de chaque année, j’oubliais

facilement ce qui se passait autour de moi afin de mieux

comprendre la voix de Notre-Seigneur.

149.   A l’anniversaire de ma quinzième année, pendant mon action de grâces, je demandai un cadeau de fête à Jésus présent dans mon cœur: je sollicitai la croix; une souffrance, une épreuve quelconque, je comprenais que c’était le présent choisi du Bien-Aimé. Je ne fus pas exaucée à la manière que je réclamais; la douleur apparente ne se dressa pas devant moi; mais je souffrais de ne pas souffrir; je sentis combien j’étais indigne de recevoir de telles faveurs. Les jours de congé m’étaient un fardeau, et de même les récréations prolongées. Il fallait me soumettre à un grand effort de volonté pour me livrer avec entrain aux jeux bruyants, à tel point que, physiquement, j’en ressentais une grande fatigue.

150.   Néanmoins, à certaines heures, pendant le silence, le démon de la dissipation rôdait; il essayait de me distraire avec des plans dont l’exécution aurait amusé mes compagnes. Dieu merci, je n’ai pas faibli dans la lutte et je suis restée fidèle au règlement. J’étais d’une nature “extrémiste”: je me livrais au bien, alors j’étais décidée à monter jusqu’au sommet. Si, un jour, la grâce m’abandonnant à moi-même, j’avais dit: je m’arrête sur le chemin du devoir, je n’aurais plus connu de bornes. Que le Maître infini a été bon de m’enchaîner à sa suite!

151.   Pendant le carême, je marquais les petits sacrifices journaliers. Mon ambition visait à un chiffre élevé. Le jour de la fête de saint Joseph, j’exprimais ma dévotion et ma reconnaissance à ce grand Saint par une offrande plus généreuse de petits renoncements.

152.   A Pâques, je faisais l’addition et j’offrais le tout à Notre-Seigneur comme une gerbe d’amour. Les fleurs étaient modestes, mais pour Lui seul.

153.   Je retournai une deuxième et dernière année au même pensionnat. C’était l’année de ma graduation. Faire un cours d’études complet était la réalisation d’un de mes plus chers

projets. En octobre, maman devint sérieusement malade.

J’avais une parente très dévouée auprès d’elle; toutefois, je

sentais que si j’eusse été là, ma seule présence eût adouci ses

douleurs. J’eus la permission de sortir pour la voir; alors, je lui demandai de ne pas retourner au couvent pour lui tenir compagnie et lui prodiguer mes soins. “Non, me répondit-elle avec la générosité d’une mère, non, je ne veux pas.” La séparation, pour elle, était doublement pénible. Je faisais un sacrifice en m’éloignant. J’en avais offert un premier en renonçant à terminer mes études, au moins cette année-là. Le bon Dieu reçut toutes ces souffrances et, bientôt, Il guérit ma chère maman.

154.   Dans ma vie, jusqu’à présent, il en a été de même: au moment de réaliser mes projets sérieux, importants, desquels parfois dépendait mon avenir, Jésus m’a demandé le sacrifice de mes désirs. Que d’angoisses j’ai éprouvées à certains moments! Qu’il m’a fallu une grâce puissante pour renoncer avec joie, afin de répondre à la volonté divine, à tel ou tel espoir! Et quand j’avais offert mon acte de soumission, les événements changeaient ou n’étaient plus des obstacles, et, chaque fois, dans des circonstances multiples, je suis parvenue au but proposé. Je vois surtout en cette conduite la bonté et la tendresse du grand Ouvrier de mon âme. Il m’apprenait à me laisser manier par Lui comme l’instrument inconscient; à m’abandonner aveuglément à son action quand, à mes yeux humains, les plus saintes espérances m’échappaient; à ne rechercher que sa gloire et ses intérêts : à déposer indifféremment à ses pieds, pour Lui plaire, les plus nobles aspirations; à lui offrir, comme un bouquet de myrrhe, une appréhension cruelle. Mon âme déborde de reconnaissance envers la sagesse et la miséricorde divines. Ce sont là de grandes lumières et des grâces puissantes que j’ai reçues. Après m’être détachée de mes désirs intimes, de mes sentiments intérieurs, après m’être haïe moi-même, il m’était facile et naturel de mépriser les objets extérieurs et périssables.

155. J’aimais à connaître mes défauts ; je demandais à mes

maîtresses de classe et de section de m’en avertir. L’une

d’elles me dit un jour que j’avais manqué d’humilité en recevant une remarque, parce que, sur mon visage, avait paru une impression d’indépendance. Comme elle avait raison ! et ses paroles charitables m’étaient salutaires. Oui. cette fille de l’orgueil, l’indépendance, me donnait fort à lutter à maintes reprises avec mon goût d’isolement et de paix égoïste. Dès qu’un défaut se montrait la tête, je voulais aussi vite le détruire; j’étais si fermement résolue d’éviter tout ce qui pouvait déplaire à Notre-Seigneur. Je visais en tout au plus haut point. L’ordre partait me paraissait nécessaire, aussi bien dans les détails facultatifs que dans les devoirs obligatoires. J’étais poursuivie de cette idée que l’ordre de mon intérieur, de mon âme, était en rapport étroit avec celui de l’extérieur, au même niveau que l’arrangement plus ou moins soigné des objets à mon usage.

156.   J’avais la passion de toutes les sciences sans en excepter une seule. Cela s’explique d’autant plus aisément qu’aucune d’elles ne m’offrait de déboires. Le succès m’attendait, me prévenait en tout. Pourtant, lorsqu’il me fallait paraître dans les séances publiques, dans les concours en présence des parents, où la louange allait m’être adressée, oh ! comme il m’en coûtait! Il arriva un jour que, à la dernière minute, je ne pus prendre part à un fameux concours de diction, à cause d’une extinction de voix, et quelles actions de grâces je rendis au bon Dieu ! Jésus me favorisait de la répugnance pour l’honneur afin de me tenir dans l’humilité et la vérité, de développer ma volonté. Il multiplia les circonstances où je dus me vaincre moi-même et me rendre maîtresse de ma timidité naturelle.

157.   Durant mes deux années de pensionnat, je n’ai lu qu’un seul livre de bibliothèque. Tout mon temps libre passait à l’étude; d’un autre côté, j’avais toujours le dictionnaire à la main, et je lisais très, très lentement. Je réalise maintenant que ce n’était pas une lecture à laquelle je

me livrais, mais une méditation. Ce livre était un roman

évangélique, et je me glorifie de pouvoir dire que c’est

l’unique roman que j’aie connu dans ma vie. Et quand je le lisais, je me demandais pourquoi c’était un roman.

158.   Outre ce livre de bibliothèque, j’ai parcouru, grâce à la complaisance d’une de mes bonnes amies, la vie charmante de la bienheureuse Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la sainte Face, sa vie écrite par elle-même. Je retirai de ces pages, feuilletées à la hâte, un immense profit pour mon âme. L’angélique Rose embauma mes actions d’un amour plus ardent ; elle m’obtint des lumières plus vives sur l’heureuse science de l’abandon.

159.   Jésus développait en moi la prudence, comme une digue aux nombreux écueils que j’allais rencontrer bientôt dans le monde : une prudence ferme et délicate, par la retenue des yeux, la mortification des sens, de la curiosité, par l’attention continuelle et vigilante sur mon être entier.

160.   L’ennui du ciel, la nostalgie de la véritable patrie, me poursuivait toujours. La nature avec ses beautés me captivait davantage. Un soir, pendant la récréation, deux de mes compagnes et moi, nous admirions le coucher du soleil qui descendait derrière les grands arbres et dont les derniers feux rayonnants empourpraient leurs vertes branches. Soudain, je n’entendis plus rien de la conversation autour de moi ; mes deux compagnes, l’une à ma droite, l’autre à ma gauche, m’appelèrent en vain; élevant la voix, elles réussirent à me tirer de mon admiration. Elles me taquinèrent justement. En vérité, j’étais devenue inconsciente sous le charme du magnifique tableau qui se déroulait sous nos yeux. Après avoir contemplé ainsi le merveilleux et vivant pinceau du Créateur, la terre me paraissait bien sombre; j’aspirais aux magnificences éternelles, je me sentais plus près de Dieu et je L’aimais plus et mieux.

161.   Avec mes compagnes de cours, je fis, un après-midi, une visite au couvent de Sillery. C’était la première fois que je voyais les religieuses de Jésus-Marie. Pendant que nous

circulions dans la maison, un groupe de postulantes passa.

Je les observai et fus édifiée de leur recueillement. Je gardai le meilleur souvenir de ma promenade. Chacune des religieuses que nous avions vues avait été si bonne et si prévenante! Les élèves, de même, nous avaient reçues très aimablement. Toutefois, j’étais loin de penser que le divin Maître m’appellerait plus tard dans cette enceinte bénie, et que je serais moi-même postulante de Jésus-Marie. Non, je ne supposais pas que la vie religieuse m’ouvrirait son paradis, là!

162.   Au mois de mai, encore avec mes compagnes de cours, — nous étions sept, — et sous la surveillance d’une maîtresse, je fis un voyage de quelques jours à Montréal dont le but principal était de nous permettre d’assister à la cérémonie religieuse, profession et vêture, à la maison-mère de la Congrégation de Notre-Dame, et de nous donner en même temps, à chacune, de nouvelles lumières sur notre vocation. Je dis: de nouvelles lumières, parce que nous venions de terminer, les élèves graduées, une retraite dont le seul motif était de connaître les desseins du bon Dieu sur nous dans l’avenir. Le pensionnat de Villa-Maria nous accueillit avec cordialité. Quant à la cérémonie de la maison-mère, elle produisit une impression froide et sèche sur mon âme. On eût dit que mes sentiments de pieux enthousiasme étaient éteints. Je ne m’arrêtai pas à cela, et ma décision, d’entrer prochainement à ce noviciat, se confirma. Jésus allait me conduire dans un sentier dont j’ignorais l’issue.

163.   J’arrivais au terme de ma vie de pensionnat; mes maîtresses manifestèrent le désir de me recevoir une autre année comme élève libre; surtout, elles auraient voulu me faire poursuivre des études plus hautes à leur École

supérieure de Montréal. La séparation avait été si pénible

pour mes parents, qu’ils aimaient justement à me garder

auprès d’eux. Ils redoutaient trop les dangers de

l’éloignement et d’une certaine liberté pour m’envoyer dans

une ville éloignée; d’ailleurs, ils jugeaient le cours d’études

ordinaire suffisant pour entrer dans un état de vie

quelconque, plus tard. La Providence permettait et dirigeait les événements.

164.   Je fis donc mes adieux à mon Alma Mater. J’avais respiré dans ces murs le bonheur et la paix. Souvent, on nous disait : “ Les années de pensionnat sont de belles années dans la vie ; vous, élèves, vous ne le croyez pas maintenant, vous le comprendrez plus tard.” Je pensais en moi-même: oui, je le comprends; je suis heureuse, dans le calme et près de mon Dieu, à l’abri des pièges du démon. Vraiment, j’ai joui autant que cela se peut de cette vie douce. En partant, j’emportais une maxime profondément gravée dans mon cœur: ‘ La jeune fille bien élevée doit chercher partout à passer inaperçue Je voulais être fidèle à tous les conseils que l’on m’avait prodigués avec tant d’amour maternel, de charité, de patience. N’était-ce pas ainsi, envers mes maîtresses dévouées, avec mes prières à leurs intentions, la meilleure preuve de ma reconnaissance?…

165.   Je recommandais à Notre-Seigneur et à sa sainte Mère l’existence nouvelle qui s’offrait à moi. Ces quelques années passées en dehors du foyer familial m’avaient été d’un grand secours pour la formation de mon caractère. J’avais puisé plus d’énergie et d’oubli personnel dans la vie commune. J’avais été forcée, en maintes occasions, de sortir de moi-même. Voici un défaut qu’une de mes maîtresses avait eu la bonté de me signaler dès les premiers mois de mon pensionnat: ne pas communiquer, ne jamais manifester

au dehors mes impressions, mes désirs ou mes sentiments, les garder tous pour moi, alors qu’en les exprimant, parfois, les autres pouvaient y trouver du profit. En un mot, j’avais été dans l’occasion de combattre l’égoïsme et d’essayer à faire du bien. J’avais connu la jouissance de la régularité en tout, bienfait que j’avais goûté surtout au point de vue de

mes exercices pieux : de la méditation, chaque matin, —

c’était court dix minutes, mais c’était un sourire de Notre-

Seigneur pour la journée, — de la récitation du petit office

de la Sainte Vierge, chaque dimanche; oh! quels moments

délicieux, sans parler de la sainte messe et de la sainte communion, chaque matin!

166.   Je retournais auprès de mes parents l’âme plus aimante et plus forte, et toute imprégnée de la culture solide et religieuse que Jésus avait développée par son action et sa grâce, et par l’intermédiaire des personnes consacrées qui m’avaient éclairée. O mon Alma Mater, sois bénie à jamais, par la main divine, pour les fleurs que tu as fait éclore en mon âme dans ta chaude serre!

Entrée au pensionnat de Bellevue. — Prière pour éviter toute faute vénielle volontaire. — Ennui. — Effort d’adaptation. — Promesse de virginité. — Effort pour connaître Dieu et le servir. — Désir de se connaître. — Amour de l’ordre. — Passion des sciences. — Deux lectures. — Prudence croissante. — Désir du ciel. — Volonté de passer inaperçue.

Que tes demeures sont aimables, Seigneur! (Ps. lxxxiii, 2.)

144.   Le moment du départ pour le pensionnat arriva. Je sentis mon cœur se déchirer. La douleur que je causais à mes parents en les quittant avait son écho dans mon âme, et, si je m’éloignais d’eux, ce n’était pas pour satisfaire ma nature, mais pour répondre à la grâce. En apercevant les murs bénis de ma nouvelle demeure, alors que nous montions l’avenue, je dis intérieurement la prière suivante: O mon Dieu, accordez-moi, pendant mon séjour ici, de ne pas vous offenser par la plus légère faute vénielle volontaire.

145.   Je connus l’ennui. Le premier dimanche après mon entrée, laquelle avait eu lieu le mercredi, je pleurai toute la journée; pendant la messe, je sanglotais, j’étouffais, et de même au parloir, dans l’après-midi. Mes parents étaient bien émus et papa m’offrit de sortir: “ Non, je vous remercie, lui répondis-je, je vais m’habituer.” Je versai des larmes quatorze soirs consécutifs; ensuite, pendant quelques semaines, tous les deux ou trois soirs ; enfin, ma volonté se fortifia et je me consolai. Mes compagnes étaient toutes très gentilles et prévenantes pour moi, mais que la vie commune me paraissait difficile (1)! Je voulais sourire à toutes et j’aurais tant désiré l’isolement! Un soir, après la cloche du repos, ma maîtresse entra dans mon alcôve. Je pleurais. “Je sais que vous souffrez, me dit-elle, vous ne sympathisez pas avec vos compagnes, vous êtes trop bonne, elles ne vous comprennent pas!” Ce mot: “Vous êtes trop bonne,” me frappa grandement; moi. Trop bonne! Oh! non. Il me fallait travailler à devenir meilleure afin d’être plus aimable.

(1) Elle dit un jour à sa mère, qui était venue la voir: “Maman, ce n’est pas drôle de vivre avec les autres!”

146.   Le premier vendredi du mois d’octobre, pendant que le pensionnat entrait à la chapelle pour la visite au Saint Sacrement, je fis une offrande à Notre-Seigneur: je lui consacrai entièrement et pour toujours ma virginité; et j’ajoutai; en autant que cette promesse pouvait lui être agréable. Elle plut sûrement à mon bon Maître, car je me sentis prise par les liens les plus doux. D’ailleurs, cette inspiration ne pouvait venir que de Lui; cet acte me désaltérait un peu de l’ardente soif que j’éprouvais de me livrer à son amour.

147.   Je brûlais du désir d’être martyre. Souvent, je disais: Jésus, vous êtes mort pour moi; non, jamais mon amour ne sera satisfait si vous ne m’accordez la grâce de mourir martyre! Aucun tourment, aucun supplice ne m’effrayait; qu’est-ce que cela auprès des souffrances et des tortures du divin Agneau flagellé, immolé, crucifié! L’ardeur de mon souhait devint de plus en plus intense avec les années. Jésus va me refuser le martyre du corps; pour celui-là, mes désirs lui suffisent; mais II va me favoriser du martyre d’amour. O bienfait de prédilection! Ah! mon âme, que rendrai-je au Seigneur? O miséricorde de mon Dieu qui répondez à mon indigence parce que vous êtes infinie! A genoux, ô mon Époux, je te remercie de cette marque ineffable de tendresse. Oui, au ciel, je chanterai mon cantique d’actions de grâces la palme à la main.

148.   J’apportais la plus grande attention aux sermons, aux cours de catéchisme et d’instruction religieuse. Toute parole pieuse tombée de la bouche du prêtre ou de mes maîtresses me paraissait aussi digne de respect qu’une parcelle de la sainte Hostie ; j’écoutais le bon Dieu me parler lui-même par l’autorité. Il va sans dire que pendant les jours de la retraite, qui avait lieu au commencement de chaque année, j’oubliais facilement ce qui se passait autour de moi afin de mieux comprendre la voix de Notre-Seigneur.

149.   A l’anniversaire de ma quinzième année, pendant mon action de grâces, je demandai un cadeau de fête à Jésus présent dans mon cœur: je sollicitai la croix; une souffrance, une épreuve quelconque, je comprenais que c’était le présent choisi du Bien-Aimé. Je ne fus pas exaucée à la manière que je réclamais; la douleur apparente ne se dressa pas devant moi; mais je souffrais de ne pas souffrir; je sentis combien j’étais indigne de recevoir de telles faveurs. Les jours de congé m’étaient un fardeau, et de même les récréations prolongées. Il fallait me soumettre à un grand effort de volonté pour me livrer avec entrain aux jeux bruyants, à tel point que, physiquement, j’en ressentais une grande fatigue.

150.   Néanmoins, à certaines heures, pendant le silence, le démon de la dissipation rôdait; il essayait de me distraire avec des plans dont l’exécution aurait amusé mes compagnes. Dieu merci, je n’ai pas faibli dans la lutte et je suis restée fidèle au règlement. J’étais d’une nature “extrémiste”: je me livrais au bien, alors j’étais décidée à monter jusqu’au sommet. Si, un jour, la grâce m’abandonnant à moi-même, j’avais dit: je m’arrête sur le chemin du devoir, je n’aurais plus connu de bornes. Que le Maître infini a été bon de m’enchaîner à sa suite!

151.   Pendant le carême, je marquais les petits sacrifices journaliers. Mon ambition visait à un chiffre élevé. Le jour de la fête de saint Joseph, j’exprimais ma dévotion et ma reconnaissance à ce grand Saint par une offrande plus généreuse de petits renoncements.

152.   A Pâques, je faisais l’addition et j’offrais le tout à Notre-Seigneur comme une gerbe d’amour. Les fleurs étaient modestes, mais pour Lui seul.

153.   Je retournai une deuxième et dernière année au même pensionnat. C’était l’année de ma graduation. Faire un cours d’études complet était la réalisation d’un de mes plus chers projets. En octobre, maman devint sérieusement malade. J’avais une parente très dévouée auprès d’elle; toutefois, je sentais que si j’eusse été là, ma seule présence eût adouci ses douleurs. J’eus la permission de sortir pour la voir; alors, je lui demandai de ne pas retourner au couvent pour lui tenir compagnie et lui prodiguer mes soins. “Non, me répondit-elle avec la générosité d’une mère, non, je ne veux pas.” La séparation, pour elle, était doublement pénible. Je faisais un sacrifice en m’éloignant. J’en avais offert un premier en renonçant à terminer mes études, au moins cette année-là. Le bon Dieu reçut toutes ces souffrances et, bientôt, Il guérit ma chère maman.

154.   Dans ma vie, jusqu’à présent, il en a été de même: au moment de réaliser mes projets sérieux, importants, desquels parfois dépendait mon avenir, Jésus m’a demandé le sacrifice de mes désirs. Que d’angoisses j’ai éprouvées à certains moments! Qu’il m’a fallu une grâce puissante pour renoncer avec joie, afin de répondre à la volonté divine, à tel ou tel espoir! Et quand j’avais offert mon acte de soumission, les événements changeaient ou n’étaient plus des obstacles, et, chaque fois, dans des circonstances multiples, je suis parvenue au but proposé. Je vois surtout en cette conduite la bonté et la tendresse du grand Ouvrier de mon âme. Il m’apprenait à me laisser manier par Lui comme l’instrument inconscient; à m’abandonner aveuglément à son action quand, à mes yeux humains, les plus saintes espérances m’échappaient; à ne rechercher que sa gloire et ses intérêts : à déposer indifféremment à ses pieds, pour Lui plaire, les plus nobles aspirations; à lui offrir, comme un bouquet de myrrhe, une appréhension cruelle. Mon âme déborde de reconnaissance envers la sagesse et la miséricorde divines. Ce sont là de grandes lumières et des grâces puissantes que j’ai reçues. Après m’être détachée de mes désirs intimes, de mes sentiments intérieurs, après m’être haïe moi-même, il m’était facile et naturel de mépriser les objets extérieurs et périssables.

155. J’aimais à connaître mes défauts ; je demandais à mes maîtresses de classe et de section de m’en avertir. L’une d’elles me dit un jour que j’avais manqué d’humilité en recevant une remarque, parce que, sur mon visage, avait paru une impression d’indépendance. Comme elle avait raison ! et ses paroles charitables m’étaient salutaires. Oui. cette fille de l’orgueil, l’indépendance, me donnait fort à lutter à maintes reprises avec mon goût d’isolement et de paix égoïste. Dès qu’un défaut se montrait la tête, je voulais aussi vite le détruire; j’étais si fermement résolue d’éviter tout ce qui pouvait déplaire à Notre-Seigneur. Je visais en tout au plus haut point. L’ordre partait me paraissait nécessaire, aussi bien dans les détails facultatifs que dans les devoirs obligatoires. J’étais poursuivie de cette idée que l’ordre de mon intérieur, de mon âme, était en rapport étroit avec celui de l’extérieur, au même niveau que l’arrangement plus ou moins soigné des objets à mon usage.

156.   J’avais la passion de toutes les sciences sans en excepter une seule. Cela s’explique d’autant plus aisément qu’aucune d’elles ne m’offrait de déboires. Le succès m’attendait, me prévenait en tout. Pourtant, lorsqu’il me fallait paraître dans les séances publiques, dans les concours en présence des parents, où la louange allait m’être adressée, oh ! comme il m’en coûtait! Il arriva un jour que, à la dernière minute, je ne pus prendre part à un fameux concours de diction, à cause d’une extinction de voix, et quelles actions de grâces je rendis au bon Dieu ! Jésus me favorisait de la répugnance pour l’honneur afin de me tenir dans l’humilité et la vérité, de développer ma volonté. Il multiplia les circonstances où je dus me vaincre moi-même et me rendre maîtresse de ma timidité naturelle.

157.   Durant mes deux années de pensionnat, je n’ai lu qu’un seul livre de bibliothèque. Tout mon temps libre passait à l’étude; d’un autre côté, j’avais toujours le dictionnaire à la main, et je lisais très, très lentement. Je réalise maintenant que ce n’était pas une lecture à laquelle je me livrais, mais une méditation. Ce livre était un roman évangélique, et je me glorifie de pouvoir dire que c’est l’unique roman que j’aie connu dans ma vie. Et quand je le lisais, je me demandais pourquoi c’était un roman.

158.   Outre ce livre de bibliothèque, j’ai parcouru, grâce à la complaisance d’une de mes bonnes amies, la vie charmante de la bienheureuse Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la sainte Face, sa vie écrite par elle-même. Je retirai de ces pages, feuilletées à la hâte, un immense profit pour mon âme. L’angélique Rose embauma mes actions d’un amour plus ardent ; elle m’obtint des lumières plus vives sur l’heureuse science de l’abandon.

159.   Jésus développait en moi la prudence, comme une digue aux nombreux écueils que j’allais rencontrer bientôt dans le monde : une prudence ferme et délicate, par la retenue des yeux, la mortification des sens, de la curiosité, par l’attention continuelle et vigilante sur mon être entier.

160.   L’ennui du ciel, la nostalgie de la véritable patrie, me poursuivait toujours. La nature avec ses beautés me captivait davantage. Un soir, pendant la récréation, deux de mes compagnes et moi, nous admirions le coucher du soleil qui descendait derrière les grands arbres et dont les derniers feux rayonnants empourpraient leurs vertes branches. Soudain, je n’entendis plus rien de la conversation autour de moi ; mes deux compagnes, l’une à ma droite, l’autre à ma gauche, m’appelèrent en vain; élevant la voix, elles réussirent à me tirer de mon admiration. Elles me taquinèrent justement. En vérité, j’étais devenue inconsciente sous le charme du magnifique tableau qui se déroulait sous nos yeux. Après avoir contemplé ainsi le merveilleux et vivant pinceau du Créateur, la terre me paraissait bien sombre; j’aspirais aux magnificences éternelles, je me sentais plus près de Dieu et je L’aimais plus et mieux.

161.   Avec mes compagnes de cours, je fis, un après-midi, une visite au couvent de Sillery. C’était la première fois que je voyais les religieuses de Jésus-Marie. Pendant que nous circulions dans la maison, un groupe de postulantes passa. Je les observai et fus édifiée de leur recueillement. Je gardai le meilleur souvenir de ma promenade. Chacune des religieuses que nous avions vues avait été si bonne et si prévenante! Les élèves, de même, nous avaient reçues très aimablement. Toutefois, j’étais loin de penser que le divin Maître m’appellerait plus tard dans cette enceinte bénie, et que je serais moi-même postulante de Jésus-Marie. Non, je ne supposais pas que la vie religieuse m’ouvrirait son paradis, là!

162.   Au mois de mai, encore avec mes compagnes de cours, — nous étions sept, — et sous la surveillance d’une maîtresse, je fis un voyage de quelques jours à Montréal dont le but principal était de nous permettre d’assister à la cérémonie religieuse, profession et vêture, à la maison-mère de la Congrégation de Notre-Dame, et de nous donner en même temps, à chacune, de nouvelles lumières sur notre vocation. Je dis: de nouvelles lumières, parce que nous venions de terminer, les élèves graduées, une retraite dont le seul motif était de connaître les desseins du bon Dieu sur nous dans l’avenir. Le pensionnat de Villa-Maria nous accueillit avec cordialité. Quant à la cérémonie de la maison-mère, elle produisit une impression froide et sèche sur mon âme. On eût dit que mes sentiments de pieux enthousiasme étaient éteints. Je ne m’arrêtai pas à cela, et ma décision, d’entrer prochainement à ce noviciat, se confirma. Jésus allait me conduire dans un sentier dont j’ignorais l’issue.

163.   J’arrivais au terme de ma vie de pensionnat; mes maîtresses manifestèrent le désir de me recevoir une autre année comme élève libre; surtout, elles auraient voulu me faire poursuivre des études plus hautes à leur École supérieure de Montréal. La séparation avait été si pénible pour mes parents, qu’ils aimaient justement à me garder auprès d’eux. Ils redoutaient trop les dangers de l’éloignement et d’une certaine liberté pour m’envoyer dans une ville éloignée; d’ailleurs, ils jugeaient le cours d’études ordinaire suffisant pour entrer dans un état de vie quelconque, plus tard. La Providence permettait et dirigeait les événements.

164.   Je fis donc mes adieux à mon Alma Mater. J’avais respiré dans ces murs le bonheur et la paix. Souvent, on nous disait : “ Les années de pensionnat sont de belles années dans la vie ; vous, élèves, vous ne le croyez pas maintenant, vous le comprendrez plus tard.” Je pensais en moi-même: oui, je le comprends; je suis heureuse, dans le calme et près de mon Dieu, à l’abri des pièges du démon. Vraiment, j’ai joui autant que cela se peut de cette vie douce. En partant, j’emportais une maxime profondément gravée dans mon cœur: ‘ La jeune fille bien élevée doit chercher partout à passer inaperçue Je voulais être fidèle à tous les conseils que l’on m’avait prodigués avec tant d’amour maternel, de charité, de patience. N’était-ce pas ainsi, envers mes maîtresses dévouées, avec mes prières à leurs intentions, la meilleure preuve de ma reconnaissance?…

165.   Je recommandais à Notre-Seigneur et à sa sainte Mère l’existence nouvelle qui s’offrait à moi. Ces quelques années passées en dehors du foyer familial m’avaient été d’un grand secours pour la formation de mon caractère. J’avais puisé plus d’énergie et d’oubli personnel dans la vie commune. J’avais été forcée, en maintes occasions, de sortir de moi-même. Voici un défaut qu’une de mes maîtresses avait eu la bonté de me signaler dès les premiers mois de mon pensionnat: ne pas communiquer, ne jamais manifester au dehors mes impressions, mes désirs ou mes sentiments, les garder tous pour moi, alors qu’en les exprimant, parfois, les autres pouvaient y trouver du profit. En un mot, j’avais été dans l’occasion de combattre l’égoïsme et d’essayer à faire du bien. J’avais connu la jouissance de la régularité en tout, bienfait que j’avais goûté surtout au point de vue de mes exercices pieux : de la méditation, chaque matin, — c’était court dix minutes, mais c’était un sourire de Notre-Seigneur pour la journée, — de la récitation du petit office de la Sainte Vierge, chaque dimanche; oh! quels moments délicieux, sans parler de la sainte messe et de la sainte communion, chaque matin!

166.   Je retournais auprès de mes parents l’âme plus aimante et plus forte, et toute imprégnée de la culture solide et religieuse que Jésus avait développée par son action et sa grâce, et par l’intermédiaire des personnes consacrées qui m’avaient éclairée. O mon Alma Mater, sois bénie à jamais, par la main divine, pour les fleurs que tu as fait éclore en mon âme dans ta chaude serre!