X De Seize à Dix-Neuf Ans (1913-1916)

Rentrée dans le monde. — Règlement de vie. — Piété cachée. — Vie dans l’intimité de Jésus. — Désir de la vie religieuse. — Délai imposé. — Amour et pratique du renoncement. — Relations sociales. — Dangers évités. — Le vœu héroïque.

C’est une grande sécurité pour l’âme de ne rien désirer des choses du siècle. Une fois que l’esprit est solidement fixé dans le désir de la patrie céleste, il est bien moins sujet à se troubler pour les choses de cette vie. Évitant alors tout mouvement, toute agitation extérieure, il se retire en lui-même comme dans une retraite très secrète; et là, s’attachant à l’Être immuable et s’élevant au-dessus de toutes les créatures si changeantes, il se trouve, grâce au calme de sa quiétude, hors du monde sans avoir quitté le monde. Ainsi, en s’élançant vers les biens célestes, il laisse au-dessous de lui tous les biens inférieurs. (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, Liv. xxii, ch. xvi.)

242.   Je puis moduler mon cantique d’actions de grâces sur deux thèmes différents. D’abord, la note religieuse.

243.   Ma devise: Plutôt la mort que la souillure, m’apparaissait comme un devoir impérieux. Auprès de mes parents si chrétiens et sous leur surveillance étroite, je me trouvais à l’abri du danger; tout favorisait ma piété; le milieu était des plus choisis. Tout de même, c’était la vie du monde, j’entrais vraiment dans les relations extérieures de la société. Que cela me pesait! Je voulais ne contrister Jésus en rien, et que d’occasions difficiles! Le bon Maître a vu mes soupirs, entendu mes accents. Tous ces désirs qui se tournaient vers Lui, n’en était-il pas le seul auteur?

244.   Je me traçai un règlement. Prières du matin et du soir, messe, sainte communion, chapelet, au moins dix minutes de méditation chaque jour; confession chaque semaine, comme j’en avais l’habitude depuis l’année de ma première communion. J’écrivis aussi dans ce règlement mes devoirs envers le prochain, envers moi-même. Je puis tout résumer en disant: la mort avec toutes les cruautés possibles plutôt que mon consentement à la plus légère faute vénielle; pour atteindre ce but, prier et ne jamais reculer devant le renoncement.

245.   L’examen de conscience chaque soir m’était alors d’un grand secours pour me garder dans la paix; par lui, je lisais clairement dans ma conscience et je maintenais l’ordre.

246.   J’aurais voulu pouvoir faire une retraite d’un jour chaque mois et dire le petit office de la Sainte Vierge au moins une fois par semaine. Je n’y tins pas. Voici pourquoi: durant les huit années que j’ai passées dans le monde, c’est-à-dire depuis ma sortie du pensionnat jusqu’à mon entrée au noviciat, je n’ai jamais voulu, aux yeux de mes parents, paraître plus pieuse que toute excellente jeune fille, et dévoiler l’action intime de la grâce en mon âme, mes attraits prononcés, mes goûts exclusifs pour la piété. Je l’ai déjà dit: j’étais naturellement très concentrée; mais il me semblait que le travail de Notre-Seigneur en mon âme ne devait être connu de personne si ce n’est de mon directeur à qui, malgré ma bonne volonté, je ne pouvais, à certaines heures, tout confier. Je reconnais maintenant que Jésus le désirait ainsi. C’est Lui qui était le Maître et l’Ouvrier en mon intérieur. Il m’enseignait, m’éclairait, taillait, ciselait. Pour me livrer à la méditation et prolonger mes prières, je prenais sur mon temps de repos. Dans la solitude de ma chambre, rien n’y paraissait. J’étais d’une grande attention à ne pas rompre le silence, afin de ne pas éveiller un soupçon. Cependant, on me reprochait quelquefois d’être lente dans mes mouvements, le matin et le soir; cela tournait à la taquinerie, et je m’arrangeais de quelque autre manière, mais sans négliger la part que le bon Dieu réclamait de moi.

247.   Je souffrais beaucoup de l’irrégularité causée nécessairement par mon silence. Mes bons parents m’auraient accordé tant de loisirs et de facilité si je leur eusse émis mes désirs et mes tendances. Sans doute, ils s’en seraient réjouis, eux qui m’accordaient déjà tant de liberté sur ce point dont, en apparence, je ne voulais pas abuser.

248.   Quand on parlait en ma présence de vie intérieure, de vie ascétique, je dissimulais ce que je comprenais dans les sujets sérieux que l’on traitait. Jésus, par un rayon de sa lumière, me pénétrait, en un instant, de la vérité, beaucoup mieux que les longues conversations des langues humaines. 249.   Pendant l’action de grâces après la communion, à la visite au Saint Sacrement, à la méditation, mon divin Ami m’éclairait souvent. Toutefois, la sécheresse, les distractions, ne ralentissaient pas mon ardeur. Pendant quelque temps (j’étais peut-être un peu plus jeune), je me souviens avoir été dans un état de si grande aridité, d’insensibilité, que j’appréciais plus par raison, par volonté, que par amour sensible, même la grâce ineffable du saint Baptême. Je ne trouvais rien à dire à Notre-Seigneur; je me sentais dans une indifférence absolue à l’égard des choses religieuses. Dans ces moments où la nuit m’enveloppait, je gémissais aux pieds du bon Maître, je lui offrais ma pauvreté et mes misères.

250.   Je lisais très peu; si peu qu’il serait peut-être aussi juste de dire que je ne lisais pas. “Beaucoup de saints, avais-je appris quelque jour, ont puisé leur science dans la contemplation de leur crucifix.” Je n’éprouvais pas le besoin de demander aux livres l’aliment spirituel dont mon âme était pourtant si avide. Non, c’est que Jésus me le donnait Lui-même. Il se faisait le grand Livre où rayonnaient à mes yeux, en gros caractères, le secret du bonheur et la science de l’amour.

251.   Je demandai la permission d’entrer au noviciat sept mois après ma sortie du pensionnat, c’est-à-dire au mois de février suivant. Quelle grâce puissante il a fallu pour m’ouvrir les lèvres et soumettre mes désirs à ma chère maman! Je savais que je déchirerais son cœur et celui de mon tendre père. Ma mère me répondit tout en larmes, — et moi-même, je sanglotais, — qu’elle ne voulait poser aucun obstacle à ma vocation, seulement qu’elle allait y songer quelques jours, vu mon jeune âge, puisque je n’avais que seize ans. Le bon Dieu éclaira mes supérieurs et, d’après leur avis, je demeurai dans le monde. Il était trop tôt pour moi d’abandonner mes parents. Notre-Seigneur me laissa à leur affection de nombreuses années encore. Quant à moi, Il me garda pour Lui seul tout de même; et le chemin que je croyais être le mien n’était pas celui dans lequel Il allait me conduire. Mon Dieu, merci du bonheur accordé à mes parents; merci d’avoir éclairé pleinement mon âme.

252.   Je remis mes désirs à Jésus. N’ayant pas à me reprocher un manque de générosité, je me reposai en paix dans l’obéissance.

253.   Le renoncement m’apparut avec de nouvelles beautés, me découvrant ses charmes réels. Si l’on connaissait le bonheur pur et doux de la mortification offerte joyeusement! C’est une des faveurs de choix dont j’ai été comblée. Plus je donnais à Jésus, plus je désirais lui donner; plus je recherchais le sacrifice et moins j’en ressentais les épines. La parole de saint François de Sales: “Je ne suis jamais si bien que lorsque je ne suis pas bien,” m’apporta un heureux moyen de me satisfaire, en m’étudiant à ressentir les effets consolants de la mortification extérieure ou intérieure. Les petites suggestions que je recueillais ici et là me paraissaient toutes bonnes pour moi; même, la grâce était si forte en moi que j’aurais cru manquer de reconnaissance envers mon doux Maître en lui refusant de si petites choses. Je n’assaisonnais pas les mets, je buvais le thé et le café pas sucrés, j’acceptais moins de sauce avec la viande, etc.; je disais que, à mon goût, je préférais ainsi. Rien de plus vrai, mais à mon goût du sacrifice pour Jésus. Quel bonheur d’offrir de petites fleurs cachées, et je ne puis écrire la répugnance que j’éprouve à les sortir de l’ombre. Oh! non, je me reprends, c’est une joie de les dévoiler dans l’obéissance pour chanter la seule action divine!

254.   Je tenais surtout mes yeux en grande réserve: je me privais d’un grand nombre de jouissances légitimes afin de ne m’exposer à aucun regret.

255.   J’acceptais tout, ne fût-ce qu’une épingle, jolie ou abîmée; je recevais ce que l’on m’offrait avec une profonde gratitude Je ne demandais rien à moins qu’on m’y obligeât. C’est facile de ne rien demander quand on nage dans l’abondance. Sûrement, c’est si facile que c’est presque naturel. Néanmoins, par un bienfait du ciel, je trouvais matière à sacrifice. Mes parents ne savaient quels cadeaux multiplier pour satisfaire leur amour à mon égard. Et, malgré moi, je ne pouvais m’attacher à rien.

256.   Que dire des toilettes et des parures?… Quel tourment! Les teintes éclatantes, les bijoux superflus me répugnaient; j’en ai porté de toutes sortes et souvent. Oui, c’était une torture que de revêtir, en maintes occasions, ornements et brillants, et les circonstances ne m’ont pas manqué. Ici, à deux genoux, je redis mon hymne d’amour. J’ai dû me parer de tissus soyeux, j’ai dû suivre la mode dans ses caprices de couleurs et de garnitures, mais j’ai fui constamment ses exigences sottes et répréhensibles, et ma conscience est libre de l’ombre d’un remords sur ce point. Les pensées de vanité étaient loin de mon esprit; elles étaient incompatibles avec le mépris que j’éprouvais pour moi-même. Je songeais souvent combien c’était triste, dans le monde, de se voir obligé à gaspiller le temps si précieux pour orner son corps misérable, lequel deviendra la proie du tombeau; combien c’était triste de dépenser beaucoup d’argent quand un si grand nombre de pauvres ont faim et froid, quand les institutions religieuses, les missions, manquent de secours pécuniaires et voient, trop souvent, pour cette cause, leurs efforts paralysés.

257.   On me disait: “Vous ne connaissez rien de la souffrance, jamais l’épreuve n’a frappé chez vous.” Ces gens-là avaient raison en émettant leur jugement sur les apparences, d’après ma situation extérieure et les tendances ordinaires de notre nature. Il était impossible de supposer, au dehors, que mon bonheur ne fût pas exempt de la moindre peine. Seulement, ce qui ravissait le monde me torturait: les honneurs, les plaisirs, bien que légitimes, plongeaient mon âme dans l’ennui. D’autre part, ce que le monde redoutait et craignait: la souffrance, le renoncement, je l’aimais avec passion, parce que Jésus me communiquait ses sentiments.

258.   Et les réunions sociales?… J’étais reconnaissante que l’on m’invitât ; l’amitié ou la courtoisie de mes connaissances m’étaient sensibles. Pour un léger prétexte, je refusais. Si j’acceptais, je ressentais un certain dégoût.

259.   Et les réunions familiales ou intimes?… (Je veux parler des parents alliés à ma famille ou des amis à qui ordinairement on donne ce titre). J’ai passé des heures bien douces en leur compagnie. Que de souvenirs charmants et agréables je pourrais évoquer!…

260.   Un an après ma sortie du pensionnat, au mois de juin, je fus reçue zélatrice de l’Apostolat de la Prière. Ce petit travail mensuel augmenta ma dévotion envers le Sacré-Cœur. J’étais dans les conditions les plus favorables pour entendre parler du règne du divin Cœur: maman se dévouait avec un zèle inlassable, une activité soutenue à cette œuvre.

261.   J’étais entrée à l’Ouvroir des Tabernacles. A certains jours déterminés, j’allais aider à la couture ou à la broderie des ornements d’église. A ces réunions, se faisait une lecture spirituelle de dix minutes, laquelle m’était profitable.

262.   Au début de la grande guerre de 1914, je m’offris à Notre-Seigneur, entièrement, corps et âme, en esprit de réparation et d’amour, afin de Le consoler un peu et de sauver des âmes. J’étais affligée surtout du mal moral qui menaçait le monde. La lumière était si vive que je ne pouvais être heureuse en voyant Jésus tant souffrir et ne pas essayer de sécher une de ses larmes par les faibles moyens en mon pouvoir. Je sentis intérieurement que mon intention lui était agréable. Que ne pouvons-nous comprendre la mansuétude, la bénignité du divin Cœur! Il agrée nos seuls désirs. Encore, pour que nos désirs soient bons, il faut que son Esprit nous les suggère, et, quand nous sommes fidèles à l’inspiration sainte, Il les accepte comme un cadeau de notre part. Mystère d’humilité infinie! Je recueille, ô Jésus, la multitude des désirs que ton amour peut produire, et, par ton Cœur sacré et celui de Marie, ma Mère, je les offre au Père céleste.

263.   Le démon n’avait pas déposé les armes à mon endroit. Certes, non. Mais la main de Jésus était si prévenante et siforte qu’elle m’empêchait de glisser sur la pente dangereuse. “Tout tourne à bien pour ceux qui cherchent Dieu”. Je l’ai expérimentée, cette parole. J’ai passé à côté de l’abîme et je ne l’ai pas vu. Le péril était grand et je ne m’en suis pas aperçue au moment même. Que le Maître est bon pour les âmes qui L’aiment! Plusieurs fois dans ma vie, je me suis trouvée aveuglée, sans le soupçonner, en face du danger. Les ténèbres étaient si épaisses que je n’y voyais rien. O délicatesse divine! ô amour infini! comment te chanter! Mon Dieu, merci à jamais d’avoir gardé mon âme, d’avoir entendu mes bons désirs! Je songeais à la mort.

264.   Je ne craignais pas ce moment décisif. Je me disais: pourquoi redouter le passage à la vie éternelle; je fais tout mon possible pour servir mon Jésus. Je ne voudrais pas recommencer ma vie, je n’agirais pas autrement. Il me semblait que j’aurais pu ouvrir mon âme jusqu’en ses derniers plis et ne craindre en rien les jugements humains. Hélas ! que de fautes, de manquements, d’imperfections dont j’étais coupable! C’est que Notre-Seigneur, dans sa miséricorde, purifiait tout dans son amour, oubliait mes faiblesses et me traitait en enfant privilégiée.

265.   J’entendis parler un jour de l’acte par lequel une âme se livre entièrement à l’amour divin en qualité de victime. A peine cette donation, appelée héroïque, me fut-elle connue, qu’aussitôt je m’offrais; je m’abandonnais totalement au vouloir de Jésus comme sa victime. Je réitérais l’offrande de moi-même faite depuis longtemps; je sentais cette ‘fois que cela impliquait plus de sacrifices, de réparations. Les moyens dont les autres se servaient pour plaire au Maître infini et Le consoler, pouvais-je refuser de les employer? Non. D’ailleurs, quand j’apprenais une pratique généreuse, quand je recevais une lumière céleste, j’étais toujours favorisée d’une grâce si puissante qu’il me fallait suivre l’inspiration : j’étais entraînée par un courant irrésistible; l’effort aurait été plus pénible de m’y soustraire que de me laisser emporter par ses effluves salutaires.