XIX Le Postulat (11 août-2 septembre 1921)

Entrée au couvent. — Ennui et ténèbres. — Tentations diverses. — Fidélité malgré les répugnances de la nature. — “Si tu commences, commence parfaitement”. — Fidélité dans les petites choses. — Grâces de la retraite préparatoire au noviciat. — Oubli du passé. — Échange de son cœur avec ceux de Jésus et de Marie.

Comme je l’ai répété souvent, Notre-Seigneur veut que l’âme, de temps en temps, soit dans les ténèbres, privée de sa divine lumière. Je viens de passer huit jours dans cette obscurité: je ne trouvais plus en moi ni sentiment de mes obligations envers Dieu, ni souvenir de ses grâces; mon esprit était réduit à une sorte de stupidité et absorbé par je ne sais quoi. Ce n’est pas que j’eusse de mauvaises pensées, mais je me trouvais si incapable d’en avoir de bonnes, que je riais de moi-même et prenais plaisir à voir la bassesse d’une âme quand Dieu suspend en elle son opération. (Sainte Thérèse, Vie, ch. xxxvn.)

638.   Mon père et ma mère m’accompagnèrent à mon entrée. Ils venaient me remettre au Maître éternel qui, un jour, m’avait confiée à leurs soins. En mon âme, c’était la nuit, la répugnance. A peine avais-je franchi le seuil du couvent béni, oui, en entrant, la porte n’était pas encore fermée, qu’une force intérieure m’obligea à dire en moi-même: c’est chez nous. Ces trois mots me furent une source de consolations, surtout plus tard ; ils me semblaient traduire la volonté divine; ils augmentaient ma conviction que Jésus me garderait désormais à son service, à l’ombre de la vie religieuse. Au moment même, ces mots ne provenaient pas de mes sentiments naturels. Mes désirs de solitude, mes rêves du cloître étaient tous endormis; alors que j’arrivais à la réalisation de mes vœux ardents, rien ne m’attirait, j’étais insensible et dans les ténèbres.

639.   Au soir de mon entrée, lorsqu’on me remit la mantille, je la reçus avec grande piété. Je voulais depuis si longtemps être délivrée des vains apparats du siècle; enfin, j’étais revêtue d’un costume uniforme et simple. Toutefois, je ne pouvais me livrer aux vérités pieuses que la grâce démontrait à mon âme que par un effort constant de volonté.

640.   Le lendemain, il y avait une cérémonie: plusieurs vêtures et professions. J’étais dans la sécheresse absolue. Loin de ressentir le moindre attrait, mon cœur était froid comme le marbre, indifférent comme le roc. Une chose me toucha: en donnant le baiser de paix, les nouvelles épouses de Jésus me communiquèrent, chacune à leur tour, une émotion de joie, de paix indicible; il me semblait qu’elles versaient en mon âme quelques gouttes de leur immense et virginal bonheur. Il en fut de même avec les nouvelles novices; cependant, mes impressions étaient moins vives.

641.   Avant mon entrée, je m’étais imaginé que, au couvent, la vie était une lutte incessante, un assaut continuel aux goûts de la nature. Je m’en réjouissais. Le démon m’attendait. Il essaya de me décourager. Pendant mon postulat, tout me paraissait excessivement difficile et même presque impossible. La voix de l’ennemi me disait: “Tu vas vivre ici jusqu’à la fin de tes jours? Tu vas te soumettre à ces exigences qui sont autant de fardeaux?” Un jour surtout, le combat fut terrible, en ce sens qu’il me fallut une grâce puissante pour ne rien refuser à Jésus. Je considérais les religieuses les unes après les autres; j’étais dans l’admiration à la vue de leur bonheur qui se trahissait à l’extérieur, de leur recueillement, de leur vertu qui supposait l’abnégation, et je pensais: chacune d’elles est une grande sainte. Le démon me découvrait un abîme immense, infranchissable, entre la perfection de ces âmes consacrées et ma piété. Notre-Seigneur veillait sur moi; je m’attachais fortement à son amour, le suppliant de ne pas me laisser faiblir. Aux suggestions infernales, Il opposait ses inspirations douces et puissantes; alors, je devenais courageuse en songeant: ces religieuses, pourquoi ne pourrais-je pas les imiter? ne sont-elles pas des créatures fragiles comme moi? Jésus me donnera son secours comme II le leur accorde. Si c’est une vie héroïque, puisqu’il m’y appelle, Il soutiendra ma faiblesse. Mon divin Maître combattait pour moi, qu’avais-je à craindre? Et l’aridité persistait. Le diable est bien le père du mensonge. Ses inventions fausses et trompeuses avaient pour but de m’éloigner de la vraie jouissance. Oh! la vie religieuse, ce sont des délices! Un pieux cantique dit:

642.   Grand Dieu…

Un seul moment qu’on passe dans ton temple Vaut mieux qu’un siècle aux fêtes des mortels.

643.   Et moi, je chante: O Jésus, un seul instant consacré à ton service, en ta maison sainte, est plus suave qu’une éternité aux fêtes des humains. Non, non, les siècles sans fin seront trop courts pour témoigner à l’infinie Bonté ma reconnaissance pour le bienfait et le bonheur d’une seconde de vie religieuse.

644.   Le diable ajouta une autre chimère: la plupart des exercices de piété étant en commun, je ne pourrais plus parler intimement, dans la solitude, à Notre-Seigneur. Donc, je ne trouvais pas ce que je cherchais : l’union étroite avec Dieu, n’ayant pas le loisir d’épancher mon cœur librement dans le sien, étant soumise aux prières à haute voix et aux idées des autres. Mensonge! mensonge ! ruse du mauvais esprit ! La vie religieuse, c’est la conversation ininterrompue de l’âme avec l’Époux; c’est l’état d’oraison, partout: à la prière, au travail, au repos, puisque Jésus et l’âme ne font qu’un. Et les prières en commun allaient m’apporter tant de consolations en m’unissant à des âmes saintes et parfaites ! Quel précieux motif de confiance pour moi! D’autre part, elle est immense la somme des moments libres permettant les colloques personnels avec le Maître.

645.   Inutile d’avouer que l’ennui me poursuivait, ainsi qu’une tentation. La nuit, je veux dire le temps destiné au sommeil, m’offrait parfois des heures sombres. Si Jésus dormait, son Cœur me gardait; et je lui renouvelais mes protestations de fidélité. Durant le jour, les distractions étaient nombreuses, et je m’efforçais de dissimuler au dehors mes impressions intérieures; hélas! je me trahissais souvent. Une fois, j’eus des témoins très discrets. Un après-midi, passant près du poulailler, je m’arrêtai, et, le cœur bien ému, je dis aux poules: “Ah! chères petites bêtes, vous êtes chez vous, profitez-en! Oui, profitez-en!”

646.   Je recevais la grâce de vouloir pratiquer immédiatement les recommandations qui m’étaient faites. Me soustraire à l’une d’elles volontairement me semblait abuser des faveurs divines. Quand on parla du silence intérieur, je fis aussitôt trêve avec le passé: c’était casser des fibres ténues et vibrantes, signer l’arrêt de mort à mille souvenirs; je n’avais pas à hésiter, Notre-Seigneur le désirait. D’ailleurs, avant mon entrée, n’avais-je pas offert le sacrifice joyeux de tout? Sacrifice aveugle, mais non moins sincère. J’avais renoncé totalement et pour toujours au travail musical, si telle était la volonté du bon Dieu, autant que si je n’eusse pas connu une note de musique.

647.   Un soir, avec mes nombreuses compagnes d’entrée, j’eus la permission d’une visite au noviciat. Ce qui m’édifia encore là, ce fut la charité des novices, leur gaieté, leur constant sourire. Je me demandais: qu’y a-t-il? quel secret transforme une jeune fille du monde si heureusement et en si peu de temps?… Je l’ai vite compris le grand secret de l’âme qui, livrée à Jésus, rayonne la beauté et la bonté de son Bien-Aimé. En observant chacune des novices, la pensée que j’ai déjà énoncée revenait me fortifier: ce n’est pas plus impossible pour moi que pour celles-là. Quant au décor du noviciat, je vis une sentence qui m’apparut comme un ordre formel s’adressant à moi: Si tu commences, commence parfaitement. Je répondis à la grâce de Dieu dont j’étais favorisée par la résolution ferme de “commencer parfaitement ”, au moment même.

648.   Des méditations du postulat, — avant la retraite, — celle qui me frappa davantage, parce que la lumière divine m’éclaira, fut: “ De la fidélité dans les petites choses ”. Je fus pénétrée du fait que je n’aurais pas la force de me renoncer en des devoirs importants si je n’avais pas seulement la générosité de me soumettre à des riens.

649.   Puis ce fut la retraite préparatoire à l’entrée au noviciat. Jésus m’attendait avec des flots de lumières, et, à certaines heures, de consolations. Mes premiers sujets de tentation s’évanouirent, et rien, rien ne m’apparut difficile. Comme jadis, je me réjouissais de tout. Je signale les deux grâces que je crois les plus importantes.

650.   D’abord, une vie nouvelle. Je plongeai avec confiance mon existence vécue dans le précieux Sang rédempteur, et j’oubliai entièrement le passé. Je l’oubliai dans ma volonté, car souvent, après, j’ai surpris ma faible nature en flagrant délit, évoquant les souvenirs de jadis. La rupture avec mes jours d’antan fut tellement marquée qu’il me sembla subir un état de mort, et recevoir ensuite une naissance nouvelle.

651.   Le second bienfait de l’amour divin inonda mon âme d’un bonheur indicible. C’était le dernier soir de la retraite. Pendant le temps libre qui précédait la préparation à la méditation du lendemain, je me rendis à la chapelle. L’ombre était descendue. Le silence régnait. Jésus me fit entendre sa voix mystérieuse et douce; je me sentais enivrée de pures délices, c’était la paix, l’amour. Puis, le bon Maître prit mon pauvre cœur, s’en empara, à la façon dont on enlève un objet de quelque endroit, et mit à la place, — ô don de l’infinie tendresse! — son Cœur sacré et le Cœur immaculé de Marie! Cela était encore un tableau ; mais il se passa certainement en moi une opération divine que la plume ne peut décrire. J’étais abîmée dans des sentiments de reconnaissance et d’humilité. Je n’avais plus à chercher au dehors l’ “Hostie ” et l’ “Etoile ”, Jésus et Marie, je les possédais dans mon intérieur. Depuis ce moment, j’ai agi, aimé, avec le Cœur de Notre-Seigneur et celui de ma sainte Mère. Dans mes prières particulières, je n’ai plus dit: mon Dieu, je vous offre mon cœur, ou autre formule analogue, non, le mien, je ne l’avais plus, j’en étais délivrée. Aux exercices en commun, quand ces mots: mon cœur, se présentaient, la pensée de mes deux trésors me revenait chaque fois; dans les conversations, je m’arrangeais de manière à ne pas les prononcer. Il continue à en être ainsi. S’il m’est arrivé de me méprendre, je ne m’en suis jamais aperçue. Je crois que Jésus et la Vierge, dans leur amour, ont prévu ma légèreté et m’ont gardée de l’oubli. Oh! que c’est bon à une misérable créature d’être l’objet d’un pareil échange! Jouir d’un retour si auguste, c’est le ciel sur la terre (1)!

(1) Il ne faut pas prendre ces paroles à la lettre. On peut, ici-bas, être uni (par la communion, par la charité) à Celui qui fera notre bonheur dans le ciel ; mais ce n’est là qu’un avant-goût du ciel.

652.   A la fin de la retraite, je résumai en trois phrases le plan de ma vie nouvelle: obéir aveuglément, souffrir joyeusement, aimer jusqu’au martyre! Je voulais fermer les yeux à tout ici-bas pour ne voir que Jésus.