XI De Seize à Dix-Neuf Ans (suite)

Un second père. — Études musicales envisagées surnaturellement. — Une source d’humiliations et de sacrifices. — Projet d’études à New-York.

Loues le Seigneur sur la harpe et la cithare ; Loues-le avec les instruments à cordes et le chalumeau. (Ps. CL.)

266.   Je reprends mon hymne de gratitude à ma sortie du pensionnat, mais à un point de vue différent. Si la mélodie est plus profane, elle n’est pas moins rythmée sur les divines largesses.

267.   A mon retour auprès de mes chers parents, le bon Dieu me donna un second père dans la personne de M. l’abbé X, alors curé de ma paroisse, aujourd’hui Mgr X… (1), Protonotaire Apostolique et Vicaire-Général. La reconnaissance de mon âme envers ce prélat dévoué et distingué ne peut se traduire. A lui aussi, le Christ éternel paiera mes dettes. Que le Cœur du Maître le dédommage à l’infini, des conseils, de la sollicitude, des libéralités dont il a été prodigue envers moi! De ses conseils qui, tant de fois, m’ont apporté la lumière, ont éclairé mon esprit, réchauffé de; seize à dix-neuf ans 83 mon cœur, attisé la flamme de l’amour divin et de l’amour envers la Vierge Immaculée! De sa sollicitude, expression de sa paternelle bonté, qui jamais ne s’est lassée de me témoigner des marques d’intérêt, d’entourer mes efforts de multiples encouragements! De ses libéralités, dont chacune trahissait une main généreuse et toujours ouverte, un cœur dont “le bonheur le plus délicat est de faire celui des autres ”, une âme apostolique, éprise d’art et de poésie, vibrante comme la plus sensible des lyres!

(1) Mgr Orner Cloutier, P.A., décédé en 1933.

268.   Suivant l’intention de mes parents et sur l’avis de ce père zélé, je poursuivais mes études de piano sérieusement. Aussitôt après les vacances de l’été, en septembre, je m’y livrai avec ardeur, je devrais dire avec passion. En janvier, j’obtins le diplôme de classe supérieure; en juin, celui de lauréat; un peu plus tard, celui de professeur ou d’enseignement. Ce travail musical me rapprochait du bon Dieu; je lui offrais chacune des notes jouées comme autant d’actes d’amour parfait. Mes études devenaient souvent un temps de méditation, surtout, lorsque les pièces avaient un caractère lent et quelque peu recueilli. J’étais d’une exactitude minutieuse à donner chaque jour les heures déterminées pour ce travail. Pas une minute de moins, quand c’était possible. Je trouvais en cela un heureux prétexte pour des rapports plus réservés avec le monde, des sorties moins fréquentes. Par contre, vinrent les concerts, les œuvres de charité qui sollicitèrent mon concours, et je dus paraître en public.

269.   Avant de livrer mes impressions sur l’acte de me produire en présence d’un auditoire, je veux dire ce que je pensais de mes efforts personnels.

270.  Les obstacles, les difficultés, ne me décourageaient pas. Au dehors, un certain succès m’entourait souvent. En cela, je n’éprouvais que vide et ennui. Les louanges que l’on m’adressait ne servaient qu’à me convaincre de mon incapacité. Je voulais reconnaître en moi les talents divins, mais je regardais un sommet si élevé, un idéal si sublime, que je savais bien ne pas mériter tant d’éloges. Je les recevais avec gratitude vis-à-vis des gens, comme provenant de leur indulgence, de leur bon cœur, ou comme de bienveillants encouragements. En moi-même, je me sentais dépourvue: manque de sûreté et, de là, incorrections sans nombre, manque de tempérament, jeu nerveux, sec et froid, défaut de mémoire parfois. Je n’ignorais pas mes faiblesses. Chaque note fausse que je frappais m’allait droit au cœur, et je pensais: voilà ce dont je suis capable. Mon âme concentrée, gardant ses chaudes émotions pour elle, laissait courir mes doigts glacés sur le clavier sans éveiller les cordes chantantes et vibrantes. Je n’avais pas le souffle de l’improvisation, le don de l’accompagnement. Je savais cela, et combien d’autres insuffisances ! Je demandais souvent à Notre-Seigneur: pourquoi tant d’études?… quel peut en être le but?… Je me sens si peu douée!… J’invoquais sainte Cécile. Un jour, — il n’y avait pas encore un an que j’étais sortie du pensionnat, — après avoir pleuré sur mes imperfections musicales, je suspendis à mon cou la médaille de cette douce patronne et reine de l’harmonie et résolus de la porter toujours. Je lui demandai, à sainte Cécile que j’aimais tant, envers qui j’avais une dévotion si tendre et si forte, de me prendre sous sa protection d’une manière spéciale. Je lui recommandai mon labeur avec une affection pleine de confiance. O noble vierge, tu m’as protégée dans le monde, ton sourire m’a consolée maintes fois, merci! Par une délicatesse divine, tu t’es inclinée vers moi, et tu m’as donné le baiser fraternel en me cédant ton nom, lis sans tache et rose d’amour! Que le Christ, notre Époux, soit loué! A jamais sois glorifiée, et rends-moi digne d’être appelée comme toi, ô Cécile!

271.   Mes convictions intimes augmentaient mon ardeur. Puisque mes guides me dirigeaient dans le chemin de l’art musical, j’offrais au bon Dieu mes sentiments d’incapacité, je le remerciais des événements et je m’acharnais à l’étude. Cette grâce de ténacité m’apparaît extraordinaire aujourd’hui. Je vois à côté d’elle deux autres grâces non moins grandes: l’une a fortifié ma volonté, l’autre m’a tenue dans l’humilité. Telle allait être désormais la conduite aimante de Jésus en mon âme. Les faveurs de choix qu’il m’a accordées dans la carrière artistique sont au-delà de la compréhension humaine. J’en signale une surtout: le bienfait ineffable d’être comprise de Jésus seul. Nul ne pouvait soupçonner le martyre, oui, je ne crains pas d’appuyer sur ce mot, le martyre que j’éprouvais au milieu des fleurs et des applaudissements. Ce que je dis ici, dans cette période de ma vie, je l’appliquerai encore davantage, et ce sera plus étonnant, dans quelques années, alors que j’aurai une certaine réputation, du moins, que mon nom s’affichera comme celui d’une pianiste. Non, personne ne pouvait supposer ce que je pensais de moi. Comme c’est vrai, dans mon cas, de répéter qu’il ne faut jamais juger d’après les apparences! Ce que j’écris, dans le moment, est une chose presque invraisemblable ; pourtant, c’est la vérité. C’était l’action du bon Maître envers une enfant privilégiée. Je n’étais jamais satisfaite de moi. Humainement parlant, que j’ai souffert! Selon le doux langage spirituel, que j’ai joui! Jouer au piano pour des auditeurs m’était souvent un supplice. Je remercie mes parents de m’avoir appris, dès mes premières années d’études, à ne pas refuser, généralement, la demande des hôtes, de m’avoir habituée à accepter aimablement, de bonne grâce. C’était là une heureuse culture de ma volonté, un salutaire détachement de mon égoïsme. Je ne refusais donc pas, à moins de raison réelle, l’invitation des gens. Ici, j’éprouve un vif regret. J’aurais pu procurer à mon père et à ma mère plus de jouissance à leur goût. Il me semble que, trop souvent, j’ai suivi mes inclinations personnelles dans l’exécution des morceaux pour eux. J’étais d’un caprice excessif dans le choix de mes morceaux. Oui, j’ai manqué en des circonstances sans nombre. Pourtant, je ne voulais contrister en rien ceux qui me donnaient tant et se donnaient eux-mêmes pour moi; loin de moi cette pensée ingrate; mais c’est une nouvelle preuve de mon amour[1]propre, c’est la liste de mes sottises qui s’allonge. Si, vraiment, il m’eût été possible d’être plus désintéressée, que le bon Dieu les dédommage de mon égoïsme par ses douceurs, afin que ceux que j’aime tant puissent dire: heureuses faiblesses qui nous valent tant de consolations!

272.   Il me fallut monter sur l’estrade, attirer l’attention d’un auditoire. Jésus, par sa grâce, me donnait tellement de maîtrise sur moi-même, aux yeux de mes parents, que je ne voulais pas ‘fatiguer par de justes inquiétudes, qu’ils pouvaient dire de moi: “Cela ne l’impressionne nullement de jouer en public.” S’ils avaient pu lire mes émotions intérieures, ils n’auraient pas pensé ainsi. Leur croyance m’amusait, puisqu’elle tempérait leurs appréhensions. Après ces séances, mes oreilles et mes yeux se fermaient vite aux éloges et aux roses; avais-je réellement entendu ceux-là et vu ces dernières? Mais mon cœur se dilatait d’ennui.

273.   Une fois, je reçus le bienfait d’une joie pure, la joie d’un petit insuccès. Mon Dieu, merci! En présence d’une vaste salle remplie, je devais clore au piano la soirée littéraire et musicale par l’hymne national connu de tous: “O Canada”  La dernière phrase est répétée; par maladresse, je jouai la phrase finale dès la première fois. Tout le monde s en aperçut. Je fus bien reconnaissante au bon Dieu de cette légère humiliation. Hile était meilleure à lui offrir que les gerbes magnifiques dont on m’avait chargée.

274.   Les œuvres diverses de charité trouvaient large part dans l’emploi de mon temps. En cela, je ne faisais que seconder ma mère qui se dévouait à droite et à gauche.

275.   Vers la fin de l’année 1915, la question de me faire étudier le piano dans un Conservatoire, à l’étranger, commença à devenir sérieuse. New-York était la ville désignée, et la maison des religieuses de Jésus-Marie: “Notre-Dame de la Paix” (Our Lady of Peace), la pension idéale. Mes bons parents hésitèrent longtemps. Leur sollicitude s’alarmait. Ils examinèrent avantages et dangers. Mgr X… les conseillait fortement. De plus, j’aurais deux compagnes québécoises et je serais confiée à la surveillance de religieuses dévouées. En février, mon père et ma mère me donnèrent leur consentement et me promirent le généreux cadeau de deux années d’études; les cours duraient près de huit mois, chaque année. La séparation et l’éloignement étaient de nouveaux sacrifices, et surtout une source d’inquiétudes pour eux. Leur ambition première était de me garder bonne. Ils me permettaient d’aller vivre loin de leur vigilance, dans un pays qui m’était inconnu: je ne pus sûrement pas deviner leurs angoisses. Je sais qu’ils m’abandonnèrent au bon Dieu, lui demandant de me protéger, puisqu’ils croyaient se soumettre à sa volonté. Ils répondaient en effet au désir divin.

276.   Pour moi, je rendis grâces à Notre-Seigneur de cet immense avantage. Au début, la nature, plutôt le démon, se présenta avec des pensées de complaisance, de vanité, de prétention, par le dessein et la réalisation d’un tel projet. Jésus veillait sans cesse en mon cœur. Il ne permit pas que les mirages ennemis pussent me tromper. Je conservai à mes propres yeux mes convictions d’insuffisance; tout en reconnaissant que le bon Dieu m’avait douée d’un certain talent, je ne me crus pas moins imparfaite parce que j’allais être élève d’un grand Institut américain.

277.   Avant l’acquiescement de mes parents à ce sujet, je priai afin d’obtenir la lumière céleste à la plus grande gloire divine. Le plan me souriait: j’étais si passionnée de l’art et du beau; je visais avec tant d’enthousiasme au plus parfait. Je prévoyais pour mon père et ma mère des larmes et des ennuis, fruits de mon absence, mais je caressais l’espoir de leur faire oublier les heures sombres par des consolations et des jouissances futures. J’avais soif d’étendre mes connaissances afin d’être, dans 1 avenir, un instrument moins inhabile au service du Maître. Cependant, je suppliai Jésus de ne pas permettre mon séjour à l’étranger si, par malheur, je devais 1 offenser là, par la moindre faute. Je m’en remis entière[1]ment à son vouloir, réitérant mes promesses d’amour et ma résolution de lui plaire toujours. Quand mon départ fut décidé, je le remerciai, lui offris ma vie à l’étranger afin de lui gagner des âmes. La pensée que je pouvais travailler à sa gloire sur une terre lointaine inondait mon âme de bonheur et de consolations; je voulais, pour Lui, faire du bien.

278.   J’avais commencé l’étude de l’harmonie. Dès la première leçon, je sentis un attrait spécial pour cette branche de la musique. Dans la suite, par tendance, j’aurais négligé le piano pour enchaîner mes accords. En février de l’année 1916, je m’y livrai avec un peu plus d’assiduité, en préparation aux cours du Conservatoire. Avant chacune de mes études d’harmonie, longue ou très courte, depuis ce temps lointain jusqu’à ce jour, j’ai récité, avant de lire un seul mot ou d’écrire une seule note, un Veni Sancte et un Ave Maria. Je ne me rappelle pas avoir manqué une fois à mon habitude pieuse. Si mes compositions musicales sont nulles au point de vue artistique, — c’est là ce que j’en pense, — elles sont une chaîne de prières. Pour cette raison, j’éprouve une consolation; autrement, je croirais avoir perdu mon temps. Ainsi, je suis assurée que l’Esprit-Saint et ma douce Mère ont béni de quelque façon inconnue mes humbles efforts.

279.   Le départ devait avoir lieu à l’automne. Le 25 mai précédent, de cette année 1916, ma chère maman fut victime d’un grave accident; elle fut frappée par un automobile, et c’est vraiment une protection divine qu’elle ait échappé à la mort. Aussi, le but de sa démarche, au moment où la lourde machine la terrassa, n’était-il pas à la gloire du Sacré-Cœur? En tout cas, la chute était très sérieuse; et qu’allait-il advenir? J’ai déjà dit qu’à la veille de réaliser un projet important, le bon Dieu m’en demandait le sacrifice. Délicatesse de sa part: m’accorder le bonheur de lui offrir un acte de renoncement, et ensuite accéder à mes désirs.

280.   Maman guérirait-elle?… Incertitude! Puis, nous gardions, depuis quelques mois, une charmante enfant de deux ans et demi dont la mère était malade; cette petite, combien de temps l’aurions-nous ? nous l’ignorions. Elle était fort gentille, mais il fallait s’occuper d’elle. En un moment, ma mission avait changé du tout au tout. Absorbée que j’étais dans les études, j’étais frappée subitement d’une épreuve, et je devenais maîtresse de maison. Mon abandon à Notre-Seigneur fut total. L’heure était douloureuse. Il est vrai que l’espoir consolant de la guérison de maman s’accroissait de jour en jour avec des progrès heureux et sensibles. J’ai reçu quand même une grande grâce de résignation. La sainte indifférence que Jésus cultivait en moi, Il m’apprit à la pratiquer en cette circonstance pénible. La nature ressentait le poids de la souffrance; la soumission à la conduite divine dominait, et je gardais la paix.

281.   La Providence rendit ma mère à la santé. O mon Dieu, merci ! Aux angoisses succédèrent la joie et les actions de grâces. Qu’ils furent doux les moments où, pour la première fois, après ces émotions, nous étions réunis, tous trois, mes parents et moi, à la table de famille! Le doigt toutpuissant, qui nous avait frappés, guérissait nos blessures avec sa douceur infinie.

282.   Durant l’été, nous remettions à ses parents l’aimable petite fille dont je viens de parler. Les obstacles s’évanouissaient. Je pouvais partir pour New-York.

283.   Lorsqu’il s’agissait d’événements sortant quelque peu de la vie ordinaire et commune, comme ici, de mes études à l’étranger, mes parents ont toujours été d’une discrétion prudente. Je recevais d’eux des exemples admirables. Aussi longtemps que possible, au dehors, ils enveloppaient de silence les projets dont certaines gens, parfois, tirent une vanité irréfléchie. Je suis donc confuse de n’avoir pas été meilleure dans les conditions exceptionnelles et si favorables où le ciel a voulu que je grandisse! Pourtant, mes désirs et mes pensées s’élevaient vers Dieu seul. Mes actions demeuraient criblées d’imperfections pour me convaincre de l’unique vérité: le bien en moi était le travail de Jésus, le parfait Ouvrier, et les lacunes sans nombre étaient le pauvre résultat de ma faiblesse.