XXII Au Noviciat (Suite) 15 août 1922

Ténèbres. — Don d’oraison. — Facilité littéraire. — Efforts vers l’union à Dieu. — Grâce de Noël. — Volonté de sanctification. — Intimité croissante avec Jésus. — Zèle pour le salut des pécheurs. — Le Cœur de Jésus blessé par les infidélités des âmes religieuses. — Réparation pour ces fautes des âmes consacrées.

O mes bien-aimés fils, faites connaître aux hommes le chemin de la croix, par où j’ai marché dans la pauvreté, le mépris et la douleur: prenez-y la grande part qui convient à mes coopérateurs; car je vous ai choisis singulièrement pour manifester par la parole et l’exemple, pour mettre au jour ma lumière cachée et méprisée. (Paroles de Notre-Seigneur à la B. Angèle de Foligno.)

795.   La ferveur sensible n’était pas toujours mon partage. Aux heures de ténèbres, le grand Ouvrier de mon âme soutenait et augmentait quand même en ma volonté, qui vraiment était la sienne, mes désirs de perfection.

796.   Vers ce temps, les supérieures décidèrent d’envoyer quelques novices de Sillery poursuivre leur noviciat à celui des Etats-Unis. Sur qui tomberait le choix? La réponse demeura dans l’ombre plusieurs jours. Je m’offris à Notre-Seigneur, si tels étaient ses desseins sur moi. Il en coûtait à ma nature, pour une raison entre autres, à cause de mes parents qui auraient tant souffert de mon éloignement. Mais je ne pouvais hésiter entre des prétextes humains et l’heureuse occasion de cueillir un sacrifice pour Jésus. Si l’autorité m’eût désignée, j’étais prête.

797.   Je m’appliquais à penser le plus souvent possible au bon Dieu, j’essayais de ne pas perdre sa présence. Mon doux Maître me dit un jour qu’il m’accordait le don d’oraison; je me sentis bien indigne de cette faveur. Quand je reçois ainsi des grâces de prédilection, le sentiment de ma pauvreté, de mon néant, s’accroît toujours.

798.   Il me semblait parfois que Jésus venait à moi chargé de grâces. C’étaient comme des torrents impétueux, des fleuves immenses et innombrables qui sortaient de ses deux mains et de son Cœur sacré. Sa consolation était que j’applique ses trésors aux âmes. Ah! si nous savions utiliser les mérites de Notre-Seigneur, que nous serions riches en peu de temps et que notre prochain en bénéficierait!

799.   A l’automne, je passai quelques semaines à l’infirmerie. Ce furent des jours de bienfaits célestes. Jésus me présentait une toute petite épine de sa couronne: aurais-je pu ne pas le remercier en souriant ? Et converser avec Lui dans le silence, la solitude, en méditant sa Passion et son amour, oh! que c’est bon! Pendant la convalescence, je me mis à écrire, à chercher des rimes. Je plaçai mon crucifix dans ma main droite afin que le bon Maître guidât mon crayon. O surprise!… Les idées se pressaient dans mon esprit; les rimes, je n’avais pas à les chercher, elles venaient compléter les phrases. Je fus bien émue de ce fait. De là, date ma facilité au travail littéraire. Depuis, quand je suis seule, afin de ne rien laisser paraître à l’extérieur, je n’ai jamais écrit sans mon divin Inspirateur en main: voilà mon secret, c’est l’œuvre de Jésus. Et double preuve, c’est que lorsqu’en présence de mes sœurs j’essayais d’enchaîner des phrases sans Lui, je réussissais difficilement, avec peine ou pas du tout. J’avais besoin alors de dictionnaires qui ne m’aidaient guère.

800.   Notre-Seigneur commençait à réaliser sa parole: Tu feras du bien par tes écrits. . Il se plaît à me faire écrire dans la retraite de l’infirmerie, c’est là qu’il me favorise davantage de ses lumières. C’est si bien son travail à Lui que souvent je sais à peine ce que j’écris; j’y suis poussée par une force douce et supérieure, et, quand je me relis, j’ai maintes fois la surprise d’avoir émis des idées sans les avoir conçues (1).

(1) Comme on a pu le remarquer, ce n’est pas la forme, mais le fond qui fait la valeur des écrits de Marie Sainte-Cécile de Rome. Son vocabulaire est pauvre; son style manque d’élégance, d’originalité et parfois de correction. Son autobiographie est une sorte de brouillon qu’elle n’a pas relu, bien qu’elle relût, d’ordinaire, ses pièces récréatives et ses poésies.

Cependant, celles-ci mêmes, souvent incorrectes, trahissent l’inexpérience d’une enfant qui n’a jamais lu les grands poètes que dans les quelques “morceaux choisis ” des manuels scolaires.

   Les amateurs de beau style repousseront avec dédain et les vers et la prose de Marie Sainte-Cécile de Rome, et s’étonneront d’apprendre que Notre-Seigneur a inspiré ses œuvres.

   Mais d’abord, Il ne les a point proprement inspirées, ce qui est le privilège exclusif des Saintes Écritures. Il faut seulement comprendre que Notre-Seigneur donna à Marie Sainte-Cécile de Rome une certaine facilité pour exprimer ses pensées, ses souvenirs, ses sentiments, ses expériences intimes.

   Du reste, le Seigneur se moque de la littérature, et bien qu’il soit Lui-même l’Auteur de la Sainte Écriture, il a laissé à chacun des écrivains sacrés son style propre: à Isaïe, par exemple, ses dons merveilleux de poète, à saint Paul, son style elliptique et embrouillé, à saint Marc, ses incorrections, à saint Luc, son langage d’une élégance toute classique.

   Laissons les “Précieux” et les “Précieuses” d’aujourd’hui faire la moue sur les cahiers de Marie Sainte-Cécile de Rome dont les écrits ont une beauté bien supérieure à tout ce que l’on peut trouver dans la littérature la plus raffinée : beauté de la simplicité, de la sincérité, de la vérité ; beauté des sublimes réalités dont elle a vécu.

   Soucieuse d’obéir minutieusement, Marie Sainte-Cécile de Rome a décrit sa vie intérieure avec la précision et l’exactitude qui la caractérisent, et cela donne à son autobiographie un très grand prix. C’est un document qui sera étudié par les Hagiographes et par tous les Théologiens de la vie ascétique et mystique.

   Quant aux pièces récréatives, elles feront du bien dans les milieux auxquels elles sont destinées : pensionnats, noviciats, communautés de religieuses.

   Les pièces en vers, à notre humble avis, ne sont pas de la poésie. Ce sont des strophes rimées qui valent, non par leur forme, mais par la profondeur et la sincérité des sentiments qu’elles expriment.

   Devant ces documents qui montrent dans toute sa vérité l’âme de Marie Sainte-Cécile de Rome, il serait souverainement déplacé, croyons-nous, de s’arrêter à quelques imperfections de style, — imperfections que nous avons tenu à respecter pour être parfaitement vrai. ‘On s’arrêtera aux choses qui sont dites, plus qu’à la manière dont elles sont dites, et c’est ainsi que ces écrits “ feront du bien,” selon la promesse de Notre-Seigneur.

801.   Jésus nie fit ensuite, comprendre que, non seulement, Il voulait que je sois unie à Lui dans ma vie, mais que je fusse pénétrée de son action réelle en moi et par moi. A la retraite mensuelle de décembre, mon idéal se dessina ainsi: l’union la plus parfaite avec le bon Dieu. Je revenais à mon premier sujet d’examen particulier en disant: je ferai, dans la matinée, cinq actes en union avec Notre-Seigneur, en l’honneur de ses plaies sacrées, par amour, en étant bien pénétrée que c’est Dieu lui-même qui pense, qui agit par mon être misérable. De même, dans l’après-midi. Tout pour Dieu seul.

802.   Je me rédigeai un questionnaire lequel je devais me poser à l’examen: 1° ai-je été toute pénétrée que c’était Dieu qui pensait, qui parlait, qui agissait par moi (1)? 2° ai-je donné à ces actions toute la perfection dont j’étais capable? 3° nies facultés ont-elles fait tout ce qu’elles pouvaient pour que je réalise mon idéal le plus vite possible? 4° comment ferais-je mieux cet après-midi (ou ce soir et demain la matinée)?

(1) Voir note sur la Substitution, t. II, p. 8.

803.   Je signale ici que j’emploie l’expression “pour que je réalise mon idéal”: je ne saisissais pas encore que l’idéal ne se réalise pas sans perdre son nom et s’appeler une réalité.

804.   Pour satisfaire un peu mon amour, je me préparai à faire une promesse à Jésus, à Noël. Je m’excitai, durant l’Avent, à la ferveur afin que mon offrande Lui fût agréable. Quand fut venue l’heureuse nuit, je me trouvai dans une grande sécheresse. Pendant mon action de grâces, après la communion, je me livrai par l’engagement suivant: mon Dieu, je veux faire chacune de mes actions avec toute la perfection que je pourrai y apporter. Je ne veux rien vous refuser. Je veux appliquer mes facultés à réaliser mon idéal le plus vite possible. Je veux m’appliquer au silence intérieur et au recueillement, et, pour cela, ne consentir à aucune pensée inutile. Mon Dieu, j’attends tout de votre grâce.

Marie, ma bonne Mère, je vous confie la fidélité à ma promesse. Les ténèbres continuèrent à envelopper mon âme.

Le Sauveur ne répondit pas, par sa voix douce, à mon acte qui Lui plaisait en réalité. Il mit, sur-le-champ, mon vouloir à l’épreuve en me laissant dans la nuit profonde. C’était un brin de la paille froide et dure sur laquelle II reposait. Cette grâce était, certes, plus précieuse que celle de la consolation, puisqu’elle purifiait mon offrande de la jouissance même que j’éprouvais à la faire.

805.   A la retraite de février, j’ajoutai un mot à la troisième question de l’examen particulier en disant: mes facultés et mes sens ont-ils fait tout ce qu’ils pouvaient?… Je gardai comme pensée: le bon Dieu veut que je sois une parfaite religieuse; Il me donne sa grâce, à moi d’être fidèle, de vouloir. Et j’écrivis: mon Dieu, je veux! Avec votre sainte grâce, je répondrai à vos desseins de sanctification sur mon âme. Mon Jésus, je veux vivre dans votre Cœur, bien cachée, dans l’union la plus intime avec Vous; je ne veux rien, non, rien vous refuser. Marie, ma bonne Mère, bénissez-moi, aidez-moi.

806.   Je m’appliquais à éviter tout mouvement inutile, afin de favoriser en moi le recueillement. J’avais un travail immense à accomplir. Notre-Seigneur avait pitié de ma faiblesse; mes nombreux manquements de générosité servaient à m’humilier.

807.   Mon intimité avec Jésus croissait. En causant avec Lui, j’aimais l’emploi des pronoms Te, Tu, Toi. Une épouse dit-elle “Vous” à son époux? Généralement, non. Le tutoiement porte à plus d’abandon. Jusque-là, j’avais hésité à me permettre cette habitude familière sous prétexte de respect. Mais alors, la confiance dominait, l’amour, ne sachant arrêter son élan, choisissait ce qui l’aidait à s’exprimer. Parfois, je disais des “folies” à mon cher Maître: oui, des folies. Et j’en prends la liberté bien davantage maintenant.

Pour me démontrer qu’il voulait vivre. Lui, par moi, Jésus me donna ses yeux, ses oreilles, ses sens, c’est-à-dire qu’il était “la Vie de ma vie”. Enfin, Il accomplit un dernier changement, celui de mon no:

808.   C’est moi qui agis en toi et par toi, tu t’appelleras désormais: Jésus, me dit-il; mais quand tu feras quelque ‘manquement ou sottise, cela proviendra de ton action à toi, alors tu t’appelleras: Cécile (1).

(1) Voir la note sur la Substitution, t. II, p. 8.

809.   A ces mots, un sentiment de dignité envahit tout mon être, accompagné de la conviction intense de mon néant personnel. Depuis, quand ma conscience ne me reproche rien, c’est l’œuvre du divin Ouvrier; et lorsque je reconnais mes légèretés, mes défaites, j’entends une voix: “C’est Cécile qui fait ou a fait cela. ” Ah! je suis plongée dans les grâces de choix de mon Bien-Aimé! Que je suis confuse de demeurer, par ma faute, si imparfaite!

810.   Notre-Seigneur me demandait de consoler son Cœur outragé dans la sainte Eucharistie. Un premier vendredi du mois, le Saint Sacrement étant exposé, durant mon adoration privée, il me sembla voir une multitude d’âmes qui couraient à leur perte éternelle. Quelques-unes étaient sur le bord de l’abîme; elles allaient tomber. Jésus me dit que je pouvais sauver ces dernières en priant pour elles avec ferveur, en Lui offrant de petits sacrifices, par amour; ce que je fis immédiatement. Alors, je vis ces âmes, vaincues par la grâce divine, abandonner le camp du démon.

811.   Chaque matin, à mon action de grâces, le doux Sauveur me déterminait un nombre d’âmes à lui conquérir dans la journée. Maintenant, le chiffre n’en est plus fixé: je les lui demande toutes; je voudrais les plonger, sans exception, dans son Sang précieux, je voudrais, par l’application de ses mérites, fermer l’enfer à jamais. Sa miséricorde est infinie. Notre Rédempteur a soif de pardonner et d’oublier. Il n’attend souvent qu’un geste ou une pensée d’amour de notre part pour accorder à tel ou tel pécheur la grâce extraordinaire qui l’arrachera des mains de Satan.

812.   Un matin, à la méditation, après avoir écouté la lecture avec attention, il m’était littéralement impossible d’appliquer mes facultés au sujet présenté. Reconnaissant l’action de Jésus, je me laissai conduire selon ses désirs. Il voulait être consolé. Il me présenta son Cœur tout meurtri, frappe de tous côtés par une infinité de lourds marteaux que je voyais s’abattre sur Lui avec violence; Il me le montra ensuite victime dans toutes ses parties d’une multitude de lances qui s’enfonçaient plus ou moins avant et le déchiraient. Chaque coup de marteau ou de lance était l’outrage causé par un péché. Puis, je le vis blessé par un nombre incalculable d’aiguilles, la plupart étaient petites, même très petites:

813.   Ce sont là, me dit-il, les indélicatesses des âmes religieuses; oh! quelles me font souffrir ces aiguilles, parce quelles me viennent des âmes que j’aime le plus!

814.   La douleur immense de mon bon Maître me pénétra de compassion et m’enflamma d’amour. Comme ce tableau était touchant! C’est dans l’éternité seulement que nous comprendrons un peu la peine qu’éprouve Notre-Seigneur à cause de nos péchés, de nos négligences, de nos manques d’amour ! Et dire que nous pouvons le consoler! Pourquoi, ô Jésus, nous offrir à nous, misérables créatures, l’honneur d’essuyer quelques-unes de tes larmes? Ta sainte Mère, la Vierge pure, est là, toujours, près de Toi; des millions d’esprits angéliques forment ta cour, te louant sans cesse, et tu t’abaisses vers nous, nous suppliant de verser quelques gouttes de baume sur les plaies de ton Cœur! O mystère de l’amour d’un Dieu! Charité infinie du Pasteur envers ses brebis!

815.   Le tendre Sauveur me demandait parfois des prières, des sacrifices, parce qu’un grand crime, disait-Il, allait se commettre dans le monde, ou bien en prévision d’outrages qu’il subirait bientôt, lesquels sacrifices et prières dans le but de Le consoler et à l’intention de ceux qui L’offenseraient.

816.   Ah! que les plaintes de Jésus sont déchirantes! Comme Il souffre, le Captif silencieux de nos tabernacles, emprisonné jour et nuit par l’amour (1)!

(1) Depuis sa résurrection, le Christ jouit d’une béatitude parfaite; Il n’est nullement prisonnier dans les tabernacles et n’est point attristé par les péchés des hommes.

   Cependant, quand les âmes contemplatives voient Notre-Seigneur souffrant, et même se plaignant à elles des péchés et des ingratitudes des hommes, ce n’est point une illusion.

   Jésus, dans sa douloureuse Passion, a souffert de tous les outrages et de toutes les ingratitudes qui devaient Lui être prodigués au cours des siècles, dans son sacrement d’amour. C’est cette souffrance, et spécialement celle qui provient des péchés commis actuellement, qu’il fait partager à ses plus fidèles amis. Ceux-ci ont alors l’impression que Jésus souffre actuellement, mais il n’en est rien.

   Ils voient, actuellement Jésus tel qu’il a souffert dans sonagonie, et ils sont appelés, actuellement à compatir à ses souffrances et à les partager.

   On pense que l’ange qui consola Notre-Seigneur au jardin des

Oliviers le fit en lui montrant toutes les âmes fidèles qui, jusqu’à la fin du monde, devaient compatir à ses souffrances. On peut dire aussi que Notre-Seigneur souffre des outrages des hommes comme le bon Dieu en souffre (ne dit-on pas que le péché fait de la peine au bon Dieu?), en ce sens qu’il déteste le péché et qu’il agit vis-à-vis de lui comme s’il en souffrait.

817.   Ma plus grande douleur devint alors celle de la souffrance du Cœur Eucharistique. Dans l’ordre naturel, toute âme bien née ne peut voir ceux qu’elle chérit victimes de l’affliction ou de l’opprobre sans au moins être émue. Comment rester insensible quand c’est Jésus qui est délaissé et méprisé!

818.   Je viens d’écrire: ma plus grande souffrance, je devrais dire ma vraie souffrance, car, sous l’impulsion de la grâce, l’amour transformait en joies ce que le monde appelle des peines.