XVb De Vingt et Un à Vingt-Quatre Ans (Suite)

Curiosité réprimée. — Suite des études. — Le divin Professeur. — Désir de l’insuccès. — “Tes études musicales protégeront ta vocation; mais tu feras du bien surtout par tes écrits.” — Hésitations dans le choix d’une communauté religieuse. — “Je te veux à Jésus-Marie.” — Douleur de la séparation. — Départ.—“Chez nous”.

Ce n’est pas toutefois que le souverain bien exclue aucun être de sa participation; au contraire, il tire de son trésor inépuisable, et répand sur toutes choses, proportionnellement à leur capacité, le bienfait de ses splendeurs sacrées. Bien plus, il élève, autant que possible, à sa contemplation, à sa communion, à sa ressemblance, les pieuses intelligences qui, se précipitant vers lui avec une respectueuse ardeur, n’ambitionnent pas, dans un mouvement de fol orgueil, plus de lumière qu’il ne leur en fut départi, et ne succombent pas non plus à la tentation d’un honteux relâchement; mais qui, sans hésitation et sans inconstance, marchent vers la clarté dont Dieu les gratifie, et mesurant leur amour sur les dons célestes, suivent leur essor avec discrétion, fidélité et courage. (Denys le Mystique, Des Noms divins, ch. i.)

372.   Lorsque mon père vint me voir, à la fin de ma deuxième année d’études à New-York, il me donna, comme cadeau, un piano que je choisirais à mon goût. C’était une nouvelle preuve de sa générosité. Le choix eut lieu le 24 mai, jour de la fête de Notre-Dame Auxiliatrice, et l’instrument entra chez nous le 2 juillet, fête de la Visitation. Décidément, la Sainte Vierge le bénissait. Je passais les vacances à la campagne. Ma curiosité naturelle avait hâte de se satisfaire par la vue de l’objet nouveau. Le lendemain, je vins à la ville. A peine entrée dans la maison, je reçus l’inspiration de réprimer le mouvement naturel de ma curiosité. Je me mis à genoux et je priai avec ferveur, demandant les bénédictions de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère sur le présent dont ils étaient les premiers auteurs; je demandai aussi que chacune des cordes vibre à leur louange, que chacune des notes chante leur gloire. Durant ma prière, je sentais l’aiguillon de la mortification pénétrer tout mon être. Puis, je devins comme insensible: c’était le moment où je pouvais me livrer à ma joie, car elle était bénie et sanctifiée.

373.   La première de ces trois années, d’octobre à juin, je continuai par correspondance les cours d’harmonie du Conservatoire de New-York. Je trouvais de la jouissance à préparer un devoir chaque semaine, à recevoir la correction. Il y avait tant d’idées, il me semblait, dans ma tête, et j’aimais à les confier aux notes et aux accords.

374.   Au piano, j’étudiais par moi-même. Je pris Jésus comme professeur. Je préparais mon travail pour tel jour déterminé; il me semblait qu’à cette heure, Il était là spécialement pour me donner ma leçon. Aux autres heures, Il était aussi avec moi, toutefois pas de la même manière. Avant de jouer, en présence du public, les pièces que je devais exécuter, je L’invitais avec la Sainte Vierge, les anges, les saints, à les entendre. N’était-ce pas à Lui, mon doux Maître, à ma Mère, à mes protecteurs du ciel qu’il appartenait de juger, les premiers, mes efforts? J’apportais, si c’était possible, plus de soin à ce moment que pour les auditoires visibles. Après avoir joué chaque morceau, j’écoutais intérieurement, et je recevais les avis du divin Professeur. Quand j’étudiais, je me figurais que j’étais avec les anges; j’élevais à une image pieuse le sujet profane des pièces.

375.   Cette période fut celle des concerts proprement dits. Ce que j’ai déjà relaté, à ce sujet, s’applique ici dans un sens d’autant plus étendu que j’étais forcée de paraître dans le monde. Avant chaque concert, Jésus me demandait le sacrifice du succès et le désir de l’insuccès. Je me soumettais à son vouloir divin; je réclamais de sa bonté, si cela lui plaisait davantage, de m’accorder la grâce de subir un échec qui parût aux yeux de tous, et pas rien qu’un manquement passager, mais un insuccès total.

376.   Un premier vendredi du mois, alors que Notre-Seigneur se communiquait à mon âme, je lui posai la question suivante: “Quel peut être le but de mon travail musical?” Car, je gardais toujours la conviction intime que je n’atteindrais pas la supériorité, et j’étais poussée, comme par la force divine, à m’acharner à l’étude. Jésus me répondit: Tes connaissances musicales protégeront ta vocation; mais tu feras du bien surtout par tes écrits. Je restai dans la plus grande surprise en entendant ce dernier mot: faire du bien par mes écrits! Avais-je vraiment compris? Et Jésus continua: Oui, au couvent, tu te livreras à un travail littéraire. J’adorai les desseins de Dieu sur moi. Cette réponse m’enveloppait comme d’un mystère. Maintenant, l’ombre s’est évanouie, et je comprends (1).

(1) A notre avis, elle ne comprend pas et n’a jamais compris. Plusieurs passages de ses cahiers et les témoignages de ses supérieures prouvent qu’elle pensait accomplir cette prophétie par ses poésies et les compositions pieuses qu’elle rédigeait pour ses sœurs, mais nullement par son autobiographie. Or, c’est celle-ci, — l’expérience l’a déjà montré, — qui fait le plus grand bien, sans comparaison possible.

377. Dans l’été de 1920, mes désirs de vie religieuse s’accentuèrent encore. Le moment était venu de prendre une décision. Je me trouvai dans un état perplexe. Où entrer? Je ne le savais pas. Je ne me sentais plus appelée à la Congrégation de Notre-Dame où je pensais me diriger à ma sortie du pensionnat; non, sans aucun doute. Quand j’entrais dans un des couvents de cette congrégation qui m’était si chère et à laquelle je devais tant, les murs me semblaient froids ainsi que du marbre, et je devenais glacée. La vie contemplative m’offrait ses charmes. Au mois d’août, j’eus l’avantage de passer plus d’une semaine en pension chez les religieuses Hospitalières; j’assistai là à une prise d’habit; durant mon séjour, je crus vivre avec des anges.

378.   Les grilles m’attiraient. D’un autre côté, mes études n’étaient-elles pas une preuve que le bon Dieu m’avait choisie pour l’enseignement? Je priai beaucoup. La première lumière me fit connaître ma voie dans la vie enseignante. De nouveau, la question: où? La prière, la réflexion, me présentèrent trois congrégations: Jésus-Marie, les Ursulines, les religieuses du Sacré-Cœur. J’aimais les Ursulines à cause du cloître, des grilles. Je me rendis demander les informations que l’on m’accorda avec une grande bienveillance. Tout me plaisait; je n’hésitais pas moins. Je recourais à Jésus, Le suppliant de m’éclairer quand l’heure serait favorable à ses desseins. Un jour, Il me dit: Je te veux à Jésus-Marie. — “Où vous le voudrez, mon doux Maître, lui répondis-je, vous savez que je n’ai pas de goût pour l’enseignement, mais je veux répondre à votre appel, n’importe où, selon votre bon plaisir.” — Tu n’enseigneras pas longtemps, reprit-Il.

379.   Le 4 septembre, Notre-Seigneur, par la voix de son ministre, à qui je me confiais, m’apprit que dans six mois, de: vingt et un à vingt-quatre ans 141 je pourrais quitter le monde, ou tout au plus dans un an; cette fois, c’était la limite. Une semaine après, la décision était que je m’adresserais à “Jésus-Marie L’envolée n’eut pas lieu après six mois; l’attente dura près d’un an. J’effleurais enfin la réalisation du désir de ma vie.

380.   Il restait à causer avec mes chers parents de l’heure de la séparation. Sans douter de leur plein consentement, je devinais leur juste douleur et leurs larmes. Mon départ brisait la vie de famille, et je les laissais seuls. Non, pas seuls, Dieu était avec eux! Moins seuls que par le passé, puisque Jésus Lui-même se chargeait de me remplacer auprès d’eux! Se sentir, pour son père et sa mère, la cause d’un profond brisement de cœur, c’est marcher sur son cœur à soi. Jésus me donna la force d’annoncer ma décision. Il se montra admirable dans la grâce qu’il leur accorda. Malgré leur chagrin cruel, mes parents ne posèrent aucun obstacle à l’appel divin. Ils n’essayèrent même pas de retarder mon entrée d’une heure. Ils me répondirent en fervents chrétiens: “Puisque c’est la volonté du bon Dieu, nous désirons nous y soumettre.” Leur résignation était une douce consolation pour moi.

381.   Pendant les derniers mois que j’avais à demeurer près d’eux, mon père et ma mère essayèrent de multiplier jouissances et douceurs autour de moi. Pouvaient-ils m’en entourer davantage? Ils avaient agi ainsi toute mon existence. Quel abîme de tendresse que la bonté infinie du Créateur, si l’on trouve tant de délicatesse dans le cœur des créatures! Leur but n’était pas de me détourner de mes idées pieuses, loin de là; satisfaire leur amour, semer des fleurs sous mes pas, tel était leur noble motif. Au mois de juin, mon père me proposa un voyage aux chutes Niagara. Les heures furent courtes et délicieuses cirant. notre dernière promenade, tous les trois! Que de souvenirs charmants et amusants! Le ciel me caressait sous tous rapports. La beauté des merveilles divines semées çà et là sur notre pauvre terre m’éleva vers la Beauté éternelle. Mon âme a joui de ce voyage magnifique, et elle en a retiré un vrai profit spirituel.

382.   Le jour des adieux se leva… l’attente est une agonie. J’avais la certitude de quitter le toit paternel pour toujours. Cette persuasion ne m’avait pas laissée un instant depuis l’heure de la décision. J’étais convaincue que Jésus m’enchaînerait à jamais dans les liens d’amour et de bonheur qu’il me présentait dans sa maison sainte. C’était un jeudi, le 11 du mois d’août. A ces moments d’angoisse indicible, c’est la force surnaturelle qui nous pénètre et nous transforme. Autrement, notre faible nature ne saurait avancer d’un pas pour gravir la montagne épineuse qui se dresse devant elle. Je m’éloignais de mon chez nous sans espérance de le revoir…

383.   Chez nous, c’était la paix! Heures toujours exquises Qui m’avez enchantée à votre incessant don, Vous m’étiez des zéphyrs, de caressantes brises, Enveloppant mes jours de calme et d’abandon. Épris de ces deux mots: silence et solitude, Mon cœur se reposait au sein familial, La jouissance douce en cette quiétude Était bien, du futur, l’avant-goût idéal.

384.   Chez nous, c’était vraiment la parfaite harmonie! Pas une dissonance à l’accord du trio. Je crois l’entendre encor, sérénade bénie, Où s’unissaient nos cœurs avec joie et brio. Et toi qui nous berçais au souffle du caprice, Égrenais, inconscient, tes sons mélodieux, N’avais-tu, pour chanter, qu’une âme factice? Oh! non, non, tu vivais… piano si joyeux!..,

385.   Chez nous, c’était l’amour ! Dans l’âme de ma mère, J’ai toujours deviné tendresse et dévoûment; Et le ciel a voulu que le cœur de mon père Fût généreux et bon comme il était aimant. Cette étincelle ardente, allumée en Dieu même, Jaillissait vers sa source, y puisait sa chaleur. Chers parents, votre exemple était le pur emblème De l’amour que je dois à notre Créateur.

386.   Chez nous, c’était enfin le bonheur, l’allégresse! Le bon Dieu n’a versé que ses meilleurs bienfaits Pour enivrer mes jours, mes ans et ma jeunesse; De la vie, oui, j’ai vu tous les charmes parfaits. Que nous étions heureux, quand nous causions ensemble, A table ou près du feu, le dimanche ou le soir !… Je vous entends encor, bons parents, il me semble, Plaisanter si gaîment, ou vous ravir d’espoir…

387.   Puisque, chez nous, la joie était tout mon partage, Pourquoi suis-je partie, ai-je écrasé mon cœur? Qui donc pouvait m’offrir un plus grand avantage, Me donner plus d’amour, de paix et de bonheur? Comment donc ai-je pu laisser couler vos larmes, M’arracher de vos bras, m’enfuir bien loin de vous, Être le vrai sujet de toutes vos alarmes, O mon père, ô ma mère, âme de mon chez nous?

388.   O Christ, seul, Tu pouvais m’offrir un diadème Dont l’éclat éternel sut toujours m’éblouir! Chers parents tant aimés, dans votre peine extrême, Soyez heureux aussi, vivez du souvenir. Vous me donnez à Dieu, quelle magnificence! Je serai son épouse, oh ! réjouissez-vous! Nous lui prouverons mieux notre reconnaissance Pour les bienfaits sans nombre accumulés chez nous!