XXIII Au noviciat (Suite)

Faim de la sainte communion. — Retraite dans le Cœur de Jésus. — Promesse de tendre à la perfection en toutes choses. — Trois grands désirs : martyre, victime, apôtre. — Océan de grâces. — Sacrifice de tout désir. — Annonce de mort.

Au soir de cette vie, on vous examinera sur l’amour. Apprenez donc à aimer Dieu comme il veut être aimé, et laissez tout le reste. (S. Jean de la Croix.)

819.   Ma faim de la sainte communion croissait toujours. Une journée sans pain, n’est-ce pas une journée sans soleil, des heures dont le soir tarde à venir? Je confiais à la Sainte

Vierge le soin de ma préparation. En m’approchant de la table sainte, je me représentais les anges environnant le ciboire sacré, des séraphins ardents en adoration, ou traduisant leur amour par des chants et des harmonies suaves; je prêtais l’oreille à leurs accents qui me semblaient si purs que les louanges les plus mélodieuses de la terre résonnaient à mon âme comme une dissonance. Je recevais Jésus des mains de ma douce Mère. En revenant à ma place, conduite par Elle, je m’imaginais être entourée d’une foule d’esprits angéliques qui formaient la cour de mon divin Roi. Durant mon action de grâces, souvent, Marie parlait pour moi; je n’avais qu’à l’écouter, à m’unir à elle, à contempler mon Sauveur, à l’aimer. Parfois, je me voyais comme une petite brebis dans les bras du bon Pasteur. Je me laissais porter par Lui; j’ai ressenti d’ineffables consolations dans ce tableau.

820.   Un jour, encore à l’action de grâces, Jésus me demanda de rester continuellement en retraite dans son Cœur, m’appliquant sans cesse pour cela au plus grand recueillement, comme aux vrais jours de retraite, afin de penser davantage à Lui. Cet exercice intérieur, loin de me distraire dans mes emplois, m’aidait à les remplir mieux.

821.   Le Maître ne voulait pas me voir occupée de Lui au détriment de mes devoirs d’état: j’hésite même à émettre cette hypothèse absurde. Non, non; je marchais en sa présence, je Lui tenait compagnie, et Lui s’occupait d’agir, par moi, selon ses desseins. Te n’éprouvais à cette application aucune tension d’esprit: au contraire, c’était un regard doux, attentif, aimant, tourné vers l’Hôte qui habite dans les âmes comme dans son temple. J’étais si bien retirée dans ma solitude bénie, que j’avais l’impression d’être protégée par quatre murs, de dimensions infranchissables, contre les agitations extérieures. Je vivais là, pour Jésus seul, avec Marie, ma Mère, libre et dégagée des ambitions humaines, aspirant à l’union éternelle. Qui dira mon bonheur! Je le répète, c’est la vie du ciel sur la terre!

822.   Vers ce temps, Notre-Seigneur me dit de le laisser agir, et qu’il allait commencer à me préparer à la mort d’une manière plus immédiate. La mort, qu’est-ce en réalité? Le commencement de la vie. Pour vivre en Dieu, là-haut, il faut laisser vivre Dieu en nous, ici-bas.

823.   Je me figurais encore que j’étais une petite colombe avec laquelle Jésus s’amusait. S’il sommeillait, je L’admirais ou je fermais les yeux comme Lui; ou je voltigeais afin de l’éveiller; alors, Tl répondait par des sourires et des caresses.

En n’importe quelle circonstance, j’aimais à me servir de cette image et je disais, par exemple: Jésus, tu sais bien quelle t’aime, ta petite colombe, tu sais combien elle veut t’aimer; ou: Jésus, ta petite colombe a de la peine, aussi, tu sais comme elle est contente.

824.   Ou j’étais une humble fleur: le petit muguet de Jésus. Le muguet est blanc, délicat, enveloppé dans un manteau de verdure; il se dérobe à la vue: seul, son partum le trahit.

Je voulais être pure, vivre de délicatesses envers le divin Jardinier, bien cachée dans son Cœur; là, je me dérobais aux yeux humains afin de laisser Jésus cultiver en moi ses vertus, comme II le désirait.

825.   A ses faveurs inouïes, mon bon Maître me dit qu’il m’accordait le don de contemplation. Il ajouta peu après:

Je t’aime d’un amour de prédilection; ma petite épouse, tu es privilégiée.

826.   Je compris que mon âme était un terrain que Jésus arrosait de ses grâces de choix. J’entrevis une lourde responsabilité: recevoir autant m’imposait l’obligation rigoureuse de la fidèle correspondance en tout. Et que de défaites, fruits amers de mon néant! L’amour était ma seule ressource. Je “recommençai” à aimer avec une intensité nouvelle.

827.   A la retraite mensuelle de mai, j’écrivis ma promesse de Noël, la modifiant quelque peu, et je la complétai par un autre point. Je la reprends au complet, pour faire mieux saisir le travail gradué du grand Ouvrier:

828.   Mon Dieu, je veux faire chacune de mes actions avec toute la perfection que je pourrai y apporter. Je ne veux rien Vous refuser. Je veux appliquer mes facultés à me rapprocher le plus près et le plus vite possible de mon idéal. Je veux m’appliquer au silence intérieur et au recueillement, et, pour cela, ne consentir à aucune pensée inutile et à aucun mouvement inutile. J’ajoutai:

829.   Mon Jésus, ah! que je T’aime! Je veux vivre et mourir martyre d’amour, victime d’amour, apôtre d’amour. Pour Vous seul, mon Dieu! Marie, ma bonne Mère, vous que j’aime tant, accordez-moi d’aimer toujours Jésus et de Le faire aimer avec son Cœur, à Lui, et avec votre Cœur, à vous.

830.   Je traduisis le même idéal avec une autre nuance: l’union la plus intime avec Notre-Seigneur; et, comme moyen d’y parvenir: il faut que Jésus vive et que je meure!

J’écrivis encore: ô Jésus, ô ma Mère, gardez-moi du respect humain (parce qu’une des méditations de la retraite avait eu pour objet le respect humain). Que je suis heureuse dans ton Cœur, ô Jésus, en compagnie de ma Mère!

831.   Quant au sujet d’examen particulier, au fond, il ne variait pas; mais au lieu de le pratiquer dans la matinée ou  dans l’après-midi en cinq actes indifférents, je devais penser à m’unir à Notre-Seigneur en cinq actes de charité envers le prochain.

832.   J’ai prononcé trois mots qui m’étaient familiers: martyre, victime, apôtre, parce qu’ils exprimaient trois de mes grands désirs. Souvent, dans la journée, je disais la formule des vœux, et j’ajoutais toujours: mon Dieu, je vous demande la grâce de vivre et de mourir martyre d’amour, victime d’amour, apôtre d’amour. Je désire ardemment faire le vœu du plus parfait. Je vous renouvelle mes promesses.

Marie, ma bonne Mère, je vous renouvelle mon acte de donation entière.

833.   Par l’expression ‘‘je renouvelle mes promesses”, j’entendais celles que j’avais émises à Noël et complétées un peu plus tard; par la donation entière à la Sainte Vierge, c’était l’abandon total selon l’esprit du bienheureux Grignon de Mont fort.

834.   Jésus répondit à mon triple désir par sa voix intérieure, en plusieurs circonstances, disant qu’il m’acceptait comme victime, une autre fois, comme apôtre, enfin, que je serais martyre. Maintenant, je Le remercie de ses faveurs précieuses.

835.   Un jour, Il se présenta avec un océan de grâces; j’emploie le mot “océan” pour figurer la multitude de ses dons. Puis Il me dit:

Je l’aime tellement et je t’ai accordé de si grandes grâces que, pour satisfaire mon amour, je ne sais plus lesquelles te donner. Toutes celles-là sont à toi.

836.   L’excès de sa tendresse profita surtout aux âmes coupables; d’ailleurs, ma Mère était là pour appliquer justement les trésors infinis. Je restai pénétrée de la charité incompréhensible du divin Cœur envers ses misérables créatures. O Jésus, ton amour pour moi est une folie; pour te prouver ma reconnaissance, je t’aime et veux t’aimer à la folie. Je t’aime tellement que je ne sais plus comment me donner à Toi pour t’appartenir mieux.

837.   J’implorais encore la lumière céleste sur le choix de ma devise. Je voulais qu’elle caractérisât mes aspirations. Je pris: “Aimer et souffrir’’. Peu de temps après, par la voix de l’autorité, Jésus me demanda un grand sacrifice, ou plutôt, Il m’accorda une délicate faveur : accepter avec amour et reconnaissance les petites croix que le bon Dieu m’envoyait, mais ne pas en désirer d’autres. J’obéis avec joie, car je recevais par cet avis le sujet de souffrance qui m’était le plus sensible. Quand, souvent, s’élevait en mon âme “la passion de la croix”, je disais à mon tendre Maître:

Jésus, tu le sais que tout mon bonheur était de vouloir souffrir pour Toi. Je ne peux plus te demander ce privilège.

Oh! que j’en suis heureuse, parce que je souffre beaucoup plus par le seul sacrifice de mon désir! Je t’offre mon obéissance. La conduite divine est donc admirable! Elle m’offrait en cela l’avantage d’avancer d’un pas dans le sentier du détachement total, du renoncement à mes désirs, même à ceux qui paraissaient les meilleurs à mes yeux aveugles.

838.   L’amour restait toujours mes délices et mon martyre.

Encore en mai, j’écrivais quelques stances intitulées: “Ce que je voudrais, Jésus!” dans lesquelles passaient Quelquesuns de mes sentiments; les voici:

839.   Je voudrais, Jésus, ô ma vie,

Submerger mon âme ravie

Dais ton Cœur d’Époux et de Roi,

L’anéantir d’amour pour Toi.

840.   Je voudrais parcourir le monde.

Lui donner la paix qui m’inonde,

Écrire en feu dans chaque cœur:

Mon Dieu, vous êtes mon bonheur!

841.   Je voudrais que partout sur la terre

Les hommes te sachent leur Père ;

Que ton nom soit sanctifié.

Et ton règne glorifié.

842.   Je voudrais voir dans la nature

Ta raisonnable créature

Éviter le moindre méfait.

Et vivre en Toi d’amour parfait.

843.   Ah! je voudrais fermer le gouffre

De feu, de torture et de soufre

Où, sans fin, on pleure et te hait.

Où, de blasphème on se repaît!

844.   Je voudrais pour ta grande gloire

Faire monter du purgatoire

Les âmes qui sont à brûler

Du désir de Te contempler.

845.   Je voudrais dépeupler le Limbe,

Faire que l’auréole nimbe

Le front des êtres qui, jamais,

Sauront l’éclat de tes bienfaits.

846.   Pour T’avoir aimé dans ce monde,

Jésus, une seule seconde,

Si j’allais en enfer…, toujours,

Je T’aimerais, ô mes amours(1)!

(1) Au tome deuxième, Mère Sainte-Cécile de Rome s’expliquera sur cette pensée. Il ne faut pas prendre à la lettre ce qu’elle dit ici: c’est une supposition, une formule que des saints ont employée pour mieux exprimer leur amour de Dieu, sans s’y tromper eux-mêmes, car ils savaient bien qu’en enfer la peine principale est celle du dam, qui est la séparation totale d’avec Dieu et exclut tout amour.

847.   Suivre en tout la vie commune m’était une jouissance réelle. Notre-Seigneur voulut que bien souvent j’v fis exception. J’avais peur des exemptions, et, si j’ai dû en demander! Chaque fois, c’était un acte nouveau de renoncement, parce que je me trouvais sur tel ou tel point en dehors du règlement commun, et je craignais de céder à mes fantaisies. J’abhorrais la singularité pour moi-même, et, que de fois je me suis surprise à en être victime! Oh! le bienfait immense dans la vie religieuse que celui de se laisser guider par ses supérieures! Au commencement de mon noviciat, j’avais recueilli la pensée suivante en faisant une lecture: “Ma boussole divine, c’est Notre-Seigneur; ma barque, c’est la sainte Règle; ceux qui la conduisent, ma barque, ce sont mes Supérieures.” Une âme qui demeure constamment dans l’obéissance s’en va vers le ciel en douce quiétude. C’est si facile d’obéir, et c’est si héroïque de commander et de diriger!

848.   Les réponses d’admission à la profession allaient être connues bientôt. Jésus me dit, dans un moment où mon âme souffrait beaucoup:

849.   Tu vas faire profession ; et puis, un an plus tard, aussi le 15 août, en la fête de l’Assomption de ma Mère, je viendrai te chercher par la mort (1).

(1) Voir la note du ch. v, t. II, p. 43.

850.   Ma joie fut extrême. C’était en mai. Quinze mois me séparaient encore de l’union éternelle. Depuis, je comptai les mois jusqu’au milieu de décembre suivant, alors que je me mis à calculer par le nombre des jours. En la fête de l’Assomption! Quel privilège! En méditant ce mystère glorieux du rosaire, à la récitation du chapelet, ou bien à la vue d’un tableau qui représente l’envolée de la Sainte Vierge vers l’Amour infini, je pense à l’instant radieux où je la verrai, ma Mère, où je me perdrai en son Jésus. Je leur abandonne à tous deux le soin de me préparer à leur goût.

851.   En attendant, je songeai à la noce terrestre. Je voulais présenter un cadeau à mon divin Époux. Je commençai à orner “ma corbeille de noces”, que je rêvais ainsi:

852.   Je veux offrir à Jésus, le jour de ma profession, une corbeille en or le plus pur ornée de perles et de rubis; ce sont mes actes de pauvreté qui l’achèteront.

853.   Au centre de cette corbeille, je place la gloire de Jésus-Marie en diamants éclatants par la perfection des actions.

854.   Dans ma corbeille, je veux des lis: chasteté; des roses rouges: actes d’amour du bon Dieu; des roses blanches: actes de charité envers le prochain; des muguets: actes d’humilité. Comme verdure, j’y mets des asperges: actes d’obéissance de la mousse: actes de mortification.

855.   Je demande à Marie, ma bonne Mère, de présenter ma corbeille à mon divin Époux. Pour témoigner ma reconnaissance à la Sainte Vierge, je ferai des actes de dévotion envers elle.