XX Au Noviciat (septembre 1921-février 1922)

Difficultés de la vie commune. — Ennui et tentations de départ. — Bévues. — Effort pour sourire à tout et à tous. — Enseignement. — Travail surnaturel. — Joie de la possession de Dieu. — La croix de chaque jour. — Fleurs du ciel. — Le jeu de l’amour et le jeu de la croix. — Retraite de vêture. — Tentations et consolations. — Le calice et le nom nouveau.

Le Seigneur… s’offre soudain aux désirs de l’âme. Il se présente tout enveloppé de la rosée des douceurs célestes, tout inondé des parfums les plus exquis; il rassasie l’âme fatiguée; Il apaise sa faim; Il rassasie ses désirs; Il lui , fait oublier la terre; Il la fortifie merveilleusement de son souvenir; Il la vivifie et lui donne à la fois l’ivresse et la possession d’elle-même. (Dom Guigues le Chartreux, L’Échelle du Cloître, ch. v.)

653.   La grande difficulté qui se dressa devant moi, au noviciat, fut la vie commune. Pourtant, je l’aimais la famille où l’on me recevait avec tant de charité, où, surtout, on allait me supporter avec une patience admirable. Sincèrement, j’aurais été prête à donner ma vie avec joie pour chacune de mes sœurs. La souffrance que me causaient des coups d’épingles est bien la preuve de ma sensibilité exagérée ; et, je crois que le démon avait trouvé en elle, en cette souffrance, une source de tentations à m’offrir.

654.   Je tenais à ma vocation comme à mon salut éternel. Avoir été obligée de retourner dans le monde eût été pour moi la plus cruelle épreuve, excepté celle d’une infidélité envers le bon Dieu, lequel mal est irréparable et ne saurait être mis en parallèle. Cependant, l’ennui me poursuivit encore plusieurs semaines. Parfois, seule, à la promenade, il me venait l’idée de partir, sans chapeau ni manteau; ou la nuit, de m’enfuir par une fenêtre. Je méprisais ces suggestions de l’esprit pervers, et je sentais que la grâce m’enchaînait heureusement. Et le vif regret que j’éprouve, c’est d’avoir faibli, en maintes circonstances, d’avoir laissé paraître à l’extérieur mes sentiments naturels, de m’être accordé trop souvent la satisfaction de pleurer. J’ai multiplié mes larmes par égoïsme et amour-propre. Ma conduite découvre mon orgueil et me sert d’humiliation maintenant.

655.   Je redoublais mes sottises, une n’attendait pas l’autre ; de jour en jour, je me voyais plus imparfaite. Je pensais en moi-même: j’étais bien meilleure dans le monde que je ne le suis ici. Je m’appliquais à l’observation de la Règle, aux recommandations, j’ose dire scrupuleusement, mais, à toute occasion, j’étais loin d’y être fidèle, ou je faisais juste le contraire de ce qui m’était demandé. La Règle! j’y étais attachée par le lien de la volonté divine. Je suppliais Notre-Seigneur de m’accorder la grâce de toutes les souffrances possibles plutôt que de permettre que je sois infidèle volontairement à la plus petite de ses prescriptions. Mes actes n’étaient pas l’expression de mes désirs.

656.   Je travaillai à l’acquisition d’une aimable vertu: celle de sourire extérieurement à tout, aux événements comme aux personnes. Mon air avait toujours été mélancolique; il me fallait détruire ce vilain défaut. Car “un saint triste est un triste saint,” a dit le doux évêque de Genève; cette vérité me convenait bien. Jésus me fit comprendre que la vraie joie intérieure reflète sur le visage; ses divines leçons m’enseignèrent le secret de savoir toujours sourire. Hélas! le naturel remporte-t-il sur ma bonne volonté? L’œil du Maître en est le meilleur juge.

657.   On me confia l’enseignement du piano à quelques élèves. C’étaient mes débuts dans l’emploi. Le but surnaturel que je me proposais dominait autant les goûts de ma nature que le bien moral l’emporte sur l’art profane. Je considérais Jésus lui-même dans mes élèves ; je me Le représentais à l’âge de chacune d’elles venant recevoir une leçon. Qui était professeur? Encore Jésus puisqu’il vivait en moi. Comme cela devenait facile, alors, d’acquérir ma première expérience!

658.   Je n’aurais pas apporté plus d’application si Notre-Seigneur eût été visiblement à mes côtés.

659.   J’essayais d’offrir à Jésus des journées pleines, c’est-à-dire de ne rien lui refuser, et de ne travailler que pour Lui seul. Je voulais faire de ma vie une oraison continuelle, en demeurant sans cesse unie à Lui dans mes prières, mon travail, mon repos. Au mois de novembre, cette vie d’union avec mon parfait Modèle devint le sujet de mon examen particulier. Que j’ai ressenti de joie en reconnaissant la main divine qui me conduisait dans cette voie! ‘C’était le sujet qui répondait à mes aspirations. Dans la matinée, je devais penser à faire cinq actes, en union avec Notre-Seigneur, en l’honneur de ses plaies sacrées; de même, dans l’après-midi. Dès mon réveil, je me bâtais de commencer par la plaie du pied droit, ensuite du pied gauche, de la main droite, de la main gauche, enfin de son Cœur. Oh! j’avais tant hâte d’arriver à cette dernière! Au moment de la communion, souvent, j’y étais rendue, et j’y demeurais.

660.   Un jour, je reçus une lumière qui m’éclaira vivement sur la vérité suivante: le ciel, c’est la possession de Dieu; Dieu vit en moi, je le possède; donc, je jouis du ciel sur la terre. Depuis ce moment béni, je me renfermai davantage dans le Cœur de mon cher Maître; là, je trouvais les délices de la béatitude, avec, en plus, l’heureux privilège d’être susceptible à la souffrance. C’est un mystère d’amour de songer que, là-haut, notre bonheur sera parfait, et que nous n’aurons plus la joie de souffrir pour le bon Dieu. Si les anges pouvaient avoir quelque désir, il me semble que, avec le don de l’Eucharistie, ils nous envieraient cette faveur. Oui, sourire à Jésus dans le renoncement, que c’est doux!

661.   J’étais si bien cachée dans ma Forteresse sacrée que, en dehors du couvent, j’aurais cru, à certaines heures, que le monde avait cessé d’exister. Je subissais les événements extérieurs, mais ils ne me distrayaient pas; c’était comme l’eau qui coule sur la pierre sans la pénétrer.

662.   Chaque matin, pendant mon action de grâces, après la communion, je demandais à Jésus ma croix de la journée; Il me la donnait par les mains de la Sainte Vierge. Elle variait de longueur et de poids. Elle était toujours formée, pour une partie, d’un nombre d’humiliations que Lui, Jésus, me faisait accepter à l’avance et auxquelles Tl me préparait dans sa délicatesse. La réalité des faits ne manquait pas de prouver l’exactitude du nombre. Le lendemain matin, avant de demander ma croix du jour présent, je remettais à ma bonne Mère celle de la veille. Elle me paraissait déformée par mes imperfections: Marie réparait mes misères avec les mérites de son Fils et les siens propres avant de la lui offrir. Et Jésus Lui-même la présentait à son Père.

663.   Mes petites croix journalières, transformées en divers joyaux, grâce à la médiation de la Sainte Vierge, s’ajoutant l’une à l’autre, servaient à élever une grande croix dans le ciel. Cette dernière, quand elle serait réalisée, brillerait de pierreries recouvertes des richesses d’amour de Jésus et de Marie, et servirait ensuite à l’ornement de la grande croix du Christ, comme une petite pierre glorifiée au sceptre de victoire du Rédempteur. Maintenant, je vois que la multitude innombrable des joyaux que Notre-Seigneur daigne apposer sur son trophée en laissant rejaillir sur eux l’éclat de sa puissance, les feux de son amour, la pourpre de son sang, que cette multitude se compose des âmes des élus, rachetées, sauvées et sanctifiées par sa mort et sa résurrection. Leur réunion, c’est l’harmonie parfaite et la variété infinie. O munificence et miséricorde de mon Dieu, je vous contemple en vos saints qui sont l’ouvrage de vos mains!

664.   D’autres fois, toujours durant mon action de grâces, Jésus m’emmenait dans son parterre (1). Les fleurs du ciel ont certainement une magnificence et un parfum que nous ne soupçonnons pas. J’étais dans l’admiration et l’enivrement rien qu’à pénétrer dans le jardin du Bien-Aimé avec mes seuls yeux intérieurs. Qu’est-ce qu’un tableau auprès de la réalité? C’est l’ombre comparée à la lumière. Il y avait les plus belles gerbes de toutes nuances, surtout des roses et des lis. Jésus m’expliquait quels actes de vertu produisaient la croissance des tiges, l’éclosion et l’épanouissement des fleurs. Dans un endroit à part, où leur splendeur était beaucoup plus éclatante et leur parure plus riche, Il me dit que celles-là étaient cultivées par les âmes consacrées. Il me montra celles qu’il attendait de moi. Puis, un jour, il me fit entrer dans le parterre des âmes privilégiées. Oh! les pures délices! Au centre, était sa croix divine, à la teinte sombre, et de bois : les amis de Notre-Seigneur n’obtiennent ce titre de noblesse qu’à la condition du renoncement. Les fleurs superbes, à la corolle pleinement ouverte, autour de la croix, étaient l’offrande du sacrifice parfait, de l’amour pur. Elles me semblaient le sourire des “ crucifiés d’amour à l’Amour crucifié.” L’expression entre guillemets est de sainte Marguerite-Marie.

(1) Voir saint Jean de la Croix: Le Cantique spirituel, Strophe XVIIe.

665.   Au temps de Noël, la blanche Hostie me donnait Jésus tout petit. Un matin, le doux Enfant me dit:

Veux-tu, nous allons jouer à l’amour?

Moi, je me voyais petite comme Lui.

— Oh! oui, mon cher Jésus! lui répondis-je.

— Eli bien! reprit-Il, celui de nous deux qui aimera le plus gagnera.

666.   J’eus alors l’inspiration que j’avais le moyen puissant d’engager la partie.

— Oui, c’est bien.

Je t’ai créée, continua l’aimable Sauveur, je t’ai donné la foi dès les premières heures de ton existence, je t’ai entourée et prévenue de grâces sans nombre et précieuses, je t’ai rachetée, pardonnée, appelée à la vie religieuse: tout cela, c’est mon amour. Et toi?

667.   — Jésus, je vous aime autant que je le puis, et, pour vous prouver mon amour, je ne veux rien, rien vous refuser.

Je sais, mais mon amour est infini, et le tien?

— Le mien, ô divin Enfant, il est infini comme le vôtre, parce que je vous aime avec votre Cœur!

Tu as raison; donc la partie est égale, nous avons gagné tous les deux!

668.   Un autre matin, mon charmant petit Roi me proposa:

Jouons à la croix, veux-tu?

— Oui, Jésus.

A ce jeu-là, je ne sentais pas’ autant de hardiesse qu’à celui de l’amour, parce qu’il me semblait être plus difficile de me soustraire à la défaite.

Celui des deux qui portera le mieux sa croix, l’un ou l’autre, gagnera.

— C’est comme vous le voulez.

Vois-tu, à Bethléem, je nais dans la pauvreté; en Égypte, à Nazareth, durant ma vie publique, au Calvaire, toujours et partout la souffrance et l’humiliation; depuis, dans l’Eucharistie, l’anéantissement complet; et de combien de maux suis-je victime dans le sacrement de l’amour! Et toi, que souffres-tu pour moi?

669.   — Jésus, je suis heureuse d’accepter toutes les petites peines que vous daignez m’envoyer, et je vous remercie d’avance pour celles que votre bonté me réserve.

J’ai tout subi et j’endure tout sans me plaindre.

— Vous savez que je veux porter ma croix avec joie.

J’ai choisi ce qu’il y avait de plus pénible.

Ma réponse commença à se faire hésitante.

— Mon bon Maître, vous savez bien mon désir sincère, ma volonté ferme de ne jamais être infidèle à la moindre de vos grâces. Je suis faible, mais vous connaissez ma nature. Et votre croix, je l’aime avec passion en ce qu’elle a de plus pénible.

Mes souffrances, reprit enfin l’aimable Sauveur, ont une valeur infinie. Que valent les tiennes?

670.   Je vis les miennes pauvres, misérables; triste, je me tournai vers la Sainte Vierge, la suppliant de m’éclairer. La lumière ne tarda pas.

— Jésus, répondis-je avec bonheur, les miennes, je les unis aux vôtres et ainsi ma pauvreté est couverte de vos mérites infinis.

Eh bien! conclut le divin Enfant, cette fois encore, la partie est égale!

671.   Souvent, Jésus m’emmenait au-dessus et loin de la terre pour causer avec Lui dans une plus parfaite quiétude. Ou encore, Il m’élevait un peu au-dessus d’elle, la terre, et de là, me la montrait. Je la voyais sombre, obscure, noire. Alors, comment ne pas languir dans l’exil et ne pas soupirer ardemment vers l’éternelle patrie!

672.   Un jour, mon bon Maître me dit que je ne devais m’attacher à rien ici-bas, ayant à n’aimer que Lui seul, aimant les créatures en Lui et pour Lui. Pour cela, selon le langage humain, Il me coupa les deux pieds, afin de me faire comprendre qu’il désirait que rien de terrestre n’entravât plus mon élan vers Lui. Car, pour trouver Jésus, il faut monter, s’envoler.

673.   J’éprouvai une grande joie en apprenant mon admission à la vêture. Je me savais si indigne de devenir la fiancée du Fils de Dieu!…

674.   La retraite de prise d’habit commença le 6 février. Elle me parut fort courte avec ses huit jours pleins. Le démon lança contre moi des attaques furieuses à certains moments; il revint à l’assaut, le matin même de ma prise d’habit. Notre-Seigneur m’accorda d’ineffables consolations. Les deux méditations qui m’apportèrent en abondance les clartés divines, furent celle de l’ “Agonie au jardin des Olives”; et celle de la “Tempête”, alors que les apôtres luttaient avec peine et sans succès contre la violence des flots, et que Jésus va les rejoindre, à la quatrième veille de la nuit, en marchant sur les eaux.

675.   La joie indicible de ma retraite fut la connaissance que, peu de temps après ma prise d’habit, le divin Fiancé me convierait à devenir son épouse. Mon étonnement fut sans nom et mon bonheur, un transport du ciel. Quand je connus la date, je comptai les heures.

676.   Durant ces jours de revue, je réglai “mes comptes avec Jésus ”, depuis ma retraite du postulat, depuis six mois. Voici ce que j’écrivis dans mon cahier de notes intimes: manquements nombreux à toutes nos saintes Règles, par faiblesse, par légèreté. Multitude de grâces perdues, indélicatesses réitérées envers Jésus. Manque de confiance en Jésus, amour craintif, tiède; esprit inquiet, volonté chancelante; je suis un néant repentant. O Amour divin, vous savez tous mes désirs; je me cache dans votre Cœur avec mes péchés et mes misères. Accordez-moi de vivre là pour Vous seul. Avec votre sainte grâce, quoi qu’il m’en coûte, je suivrai la voie qu’il vous plaît de me tracer.

768.   La pratique de l’union avec mon Dieu, ainsi que je l’ai déjà énoncé, continua à faire le sujet de mon examen particulier. J’ajoutai que je voulais agir par amour pour Jésus seul; pas de recherche de la créature ni de moi-même.

769.   La pensée dominante de ma retraite, laquelle résumait mon strict devoir, fut: il faut qu’on puisse lire en moi nos saintes Règles.

770.   Le dernier jour, ici encore durant le temps libre qui précédait la prière du soir, j’étais à la chapelle. Notre-Seigneur me préparait à la fête du lendemain. Puis il me sembla, à un moment, qu’il me présentait un anneau, gage mystérieux de notre union, et le passait Lui-même à mon doigt. Le sentiment de ma petitesse et de mon indignité s’accentua, et ma confiance grandit. Je restai enivrée de paix et de bonheur.

771.   L’heure bénie des fiançailles arriva. C’était le 15 février. Ma joie fut si pure que, pour la décrire, le silence est plus éloquent que des mots inexacts. Je demandai mon cadeau à Jésus: un calice, sur le modèle du sien, contenant des bijoux précieux, c’est-à-dire les instruments de sa Passion: croix, clous, épines, fouets. La réponse du divin Fiancé fut accompagnée d’un sourire ineffable de douceur et de tendresse.

772.   Je reçus un “nom nouveau”. J’avais accepté d’avance le nom de n’importe quel patron ou patronne. Oh! que je fus heureuse d’être confiée à sainte Cécile de Rome! A la Sainte Vierge d’abord, c’est entendu, par le nom de Marie. Sainte Cécile que j’avais choisie pour protectrice depuis longtemps et que je priais avec amour!… Une vierge! Une martyre! Une apôtre! Son auréole répondait à mes ambitions. Sainte épouse de Jésus, avec toi, je veux moduler: “J’aime mon Christ!” Je veux, pour te faire honneur, une couronne immortelle et noble comme toi. Je veux, là-haut, être parée des ornements de tes trois titres de gloire. Prépare-moi une lyre, accorde-la à la tienne. Ensemble, nous chanterons le cantique de l’amour, nous enchaînerons des accords vibrants dans les symphonies éternelles, à la louange de l’Époux.